Depuis 14 ans – son premier livre date de 2003 – Eric Chauvier examine systématiquement les frontières de l’anthropologie, de ses enquêtes à son écriture. Il a choisi cette fois d’étudier les usages de la citation qui, en anthropologie, constitue la principale source d’information ; elle est toujours présentée comme la preuve qui légitime les affirmations du chercheur. Or nous avait dit Jean-Yves Pouilloux il y a presque un demi-siècle, « celui qui cite s’expose à être traître » puisqu’il décontextualise le propos invoqué ne serait-ce qu’en passant de la parole à l’écrit.
C’est l’examen de cette frontière que nous présente Chauvier, non par une succession de prescriptions qui permettraient d’échapper à ces dangers, mais en présentant le déroulement d’une enquête avec les divers obstacles rencontrés. Il présente donc une promenade dans leur petite ville natale avec celle qui fut « la plus jolie fille du Lycée », Nathalie Vignaux. Nous avons ainsi trois types de sollicitations, l’état des lieux parcourus, les dialogues entre les deux promeneurs, les réflexions que suscitent chez l’anthropologue, ses sentiments et ses souvenirs. Mais, pour échapper à tout mimétisme, Chauvier refuse de présenter ces informations comme les marques d’une réalité scripturalement reconstituée pour au contraire, en montrer toutes les limites. D’une part, les descriptions sont encombrées par les souvenirs, la nostalgie et la dureté du monde, alors que les propos cités sont inadaptés à la situation présente, ce qu’autorise les parenthèses, sans oublier les réflexions de l’enquêteur obscurcies par des références à Lavinas, à des statistiques ou des considérations politiques. Pour bien marquer l’absence de tout recours possible, Chauvier va jusqu’à rencontrer le maire, celui qui voit d’en haut, ce qui ajoute à la confusion.
Que reste-t-il de l’effondrement de ce « château de cartes » ? La démarche, le parcours avec Nathalie, la rencontre avec le Maire, les retours à des souvenirs, en un mot la fabrication de l’instant, la présentation de situations, l’écriture du livre. Il y a presque cinquante ans, à propos de Montaigne, Jean-Yves Pouilloux nous disait déjà que « toute pensée n’est garantie que par le mécanisme qui la produit »: à nouveau, Chauvier reprend cette nécessaire posture.
Bernard Traimond
POUILLOUX, Jean-Yves, Lire les « essais » de Montaigne, Paris, François Maspero, 1969.