À lui tout seul – c’est cette apparente solitude qui nous empêche de le classer –, Pierre Jean Jouve est un mouvement littéraire, contemporain (et concurrent) du Surréalisme d’André Breton, du Grand Jeu, auquel participait son ami Joseph Sima, et du Collège de Sociologie de Georges Bataille : « Jouve est sur le même terrain qu’eux, mais il regarde dans une direction opposée » (un de ses lecteurs). Jouve s’est fait remarquer quand il a renié son (estimable) première œuvre d’avant 1925, mais il n’a pas créé de groupes, ni organisé de manifestations, ni dirigé de revues.
Après sa « Vita nuova », Jouve devient pourtant un écrivain au palmarès si varié, si génial. Ses récits, Paulina 1880, Le Monde désert, Hécate, La Scène capitale, sont des chefs-d’œuvre du genre romanesque. Vagadu est un des premiers textes français du xxe siècle qui mérite d’être qualifié de « roman expérimental ». Avec Sueur de Sang, Matière céleste, Proses, Jouve a donné quelques-uns des recueils poétiques les plus beaux et les plus risqués du xxe siècle. Auteur reconnu du mouvement pacifiste lors de la Première Guerre mondiale (Poème contre le grand crime, Hôtel-Dieu), il a été un des acteurs admirés de la résistance intellectuelle pendant la Seconde Guerre mondiale (Défense et Illustration, La Vierge de Paris). Ses livres de critique musicale, Le Don Juan de Mozart, Wozzeck d’Alban Berg, sont toujours reconnus par les musicologues. Son autoportrait littéraire, En miroir, se situe au plus haut. Combien d’écrivains français avec cette variété, à cette altitude ?
Jouve a créé une mythologie personnelle figurée par les héroïnes de La Rencontre dans le carrefour, de La Scène capitale, de Matière céleste, d’En miroir. Il y a la troublante créature érotique stigmatisée « Lisbé » rencontrée en 1909 puis en 1933 – et toujours-déjà-morte. Et la sublime initiatrice « Hélène de Sannis » chantée en 1935 et 1936 – et qui meurt pour accoucher de l’artiste. Sont-elles les héroïnes d’une histoire datable ? Ou d’un mythe collectif qui a eu plusieurs auteurs ? – car les lecteurs de Jouve se sont emparés de cette histoire. Ou sont-elles les héroïnes d’un roman où Jouve, au cœur de ses fantasmes en fusion, recrée ses amours avec la femme-mère Caroline, avec la femme-sœur Andrée, avec d'intrigantes amies, enfin avec la femme qui est tout à la fois « sa mère et sa sœur », Blanche ?
Qui est Blanche Reverchon : une amante adultère ? Une épouse dévouée et indulgente ? une mystique discrète ? Une psychanalyste, précoce traductrice de Freud en 1923 ? Membre cofondatrice en 1953 de la Société Française de Psychanalyse avec ses amis Jacques Lacan et Françoise Dolto, Blanche a pris soin de Jouve – mais aussi de Balthus, de David Gascoyne, de Giacinto Scelsi, d’Antoine et Consuelo de Saint-Exupéry, d’Antoinette Fouque, et d’Henry Bauchau qui a vu en elle la « Sibylle ». Est-elle la très volontariste copilote du long voyage dans le labyrinthe d’un extraordinaire amour de transfert ?
C’est cette question que se pose Jean-Paul Louis Lambert dans son beau livre : Les stigmates de Lisbé, une fiction détective dont Pierre jean Jouve est le héros.
J'ai rencontré Jean-Paul Louis-Lambert en octobre 2004, à Paris, au Salon de la Revue où je tenais le stand de la Revue NU(e) : il venait acheter notre numéro consacré à une « Relecture de Jouve ». Après une longue discussion sur la poésie de la Résistance de Jouve du temps de la Seconde Guerre Mondiale, je lui commandais un article destiné à notre seconde « Relecture » (parue en 2005). Depuis 2000, il avait décidé de travailler à une bio-bibliographie de Jouve en se centrant sur un thème qui intéressait peu les commentateurs, les publications des poèmes de Jouve en Suisse, entre 1942 et 1945, quand Jouve participait activement à la résistance intellectuelle française.
En 2006, après notre premier colloque à La Sorbonne (« Jouve poète européen »), c'est une discussion avec Jean-Yves Masson qui conduisit celui-ci à l’inviter à notre deuxième colloque (« Jouve et l'Italie ») à Saorge : Jean-Paul Louis-Lambert considérait que la figure de « Lisbé », cette personne « réelle » qui aurait été une des inspiratrices d'« Hélène de Sannis », la somptueuse héroïne des poèmes et récits de Jouve des années 1935-1936, n'était pas une « personne réelle » comme Jouve l'a présentée dans En Miroir, son journal intellectuel, mais une « imago », une figure imaginaire créée à partir de multiples sources, réelles ou poétiques et, surtout, psychiques. Jouve avait, gravé au plus profond de son esprit, un « mythe personnel », celui d'une personne stigmatisée — seule figure capable d'exprimer ses « tourments quotidiens », souffrances intimes (avec effets psychosomatiques) et exaltations poétiques et artistiques. « Lisbé » était censée être morte à la fin de l'année 1936, d'un cancer au sein gauche après une ablation (le stigmate). Cette histoire rappelle beaucoup la tentative de suicide de « Paulina » (le roman Paulina 1880 est paru en 1925) ou l'assassinat de Marie, la « Fiancée » (une des Histoires sanglantes de 1932) par Joseph, mais aussi la Passion et la crucifixion du Christ ou de Saint Pierre évoquées dans les fantasmes sanglants de Sainte Catherine de Sienne, la religieuse stigmatisée du XIVe siècle que Jouve a plusieurs fois paraphrasée dans ses poèmes.
Jean-Paul Louis-Lambert avait franchi le pas entre les martyrs de la Résistance et les figures de martyrs stigmatisés, parmi eux, « Lisbé », le « Père Blanc » d'Hôtel-Dieu (un récit renié du temps de la Première guerre mondiale), « Paulina » et « La Fiancée » (déjà citées), mais aussi l'écrivain, romancier, poète, critique d'art et de musique, c'est-à-dire Jouve lui-même, en proie quotidienne à des visions oniriques pleines de souffrance, de mort et de beauté. Mais dans En miroir (son « Journal sans date » de 1954) Jouve avait imposé sa version en faisant de « Lisbé » une personne réelle, rencontrée et aimée une première fois lors d'une année terrible, 1909 (l'héroïne du roman renié de 1911, La Rencontre dans le carrefour). Il l'aurait à nouveau rencontrée 24 ans plus tard au printemps 1933. Aurait suivi une liaison adultère sous le signe de l'érotisme et de la mort, puisque Lisbé meurt des suites d’un cancer du sein après ablation. Dans En miroir, Jouve s'explique très longuement sur cette surprenante prémonition de la mort de la femme aimée. Les commentateurs de Jouve (Jean Starobinski, Martine Broda, Daniel Leuwers) ont longuement glosé sur cette tragique rencontre d’Éros et Thanatos, qui a inspiré à Jouve quelques-uns des poèmes les plus sublimes du XXe siècle. C'est sur cette histoire racontée par Jouve à ses lecteurs, avec sa chronologie perturbée que Jean-Paul Louis-Lambert enquête. Cette investigation bifurque bientôt vers d'autres femmes. Pour créer son personnage d'Hélène, Jouve nous affirme tardivement (1954) qu'il a également « agglutiné » deux autres personnes réelles. Il y a d'abord la fascinante « Capitaine Suzanne H... », femme d'officier aimée de loin quand Jouve était adolescent. Ensuite, une « femme plus âgée » sur laquelle il est discret. Enfin, « Lisbé ».
Or, la critique admet depuis longtemps qu'Hélène de Sannis doit beaucoup à la seconde épouse de Jouve, la psychanalyste Blanche Reverchon que Jouve ne nomme pas. « Seconde unique femme », car Jouve avait eu une première vie, avec une première épouse, Andrée Charpentier. Cette dernière avait été la « camarade » qui l'avait soutenu et aimé pendant sa première vie, ses premiers combats, ses premiers écrits à travers ses différentes périodes : symboliste, néo-classique, unanimiste, sociale, pacifiste. Malgré son dévouement, Andrée ne pouvait suffire pour « prendre soin » de ce grand dépressif exalté qu'était Jouve. Aussi, quand, en 1921, Jouve (à 34 ans) rencontre la psychiatre Blanche Reverchon (de plus de huit ans son aînée), sa vie bascule. Il divorce et se brouille avec ses premiers amis (dont des hommes de lettres considérables, comme Georges Duhamel, Jules Romains et Romain Rolland). Avec Blanche Reverchon, il retrouve les grands poètes symbolistes, il lit les poètes mystiques et il découvre la psychanalyse et l’œuvre de Freud dont Blanche est une précoce traductrice (1923). Bientôt, Blanche devient elle-même psychanalyste. Elle et son mari pénètrent dans un nouveau milieu, celui d'écrivains (Rilke, Jean Cassou, les animateurs du Grand Jeu), d'artistes (Balthus et Pierre Klossowski, André Masson, Joseph Sima) et de psychanalystes (Eugénie Sokolnicka, Marie Bonaparte, Rudolph Loewenstein, plus tard Jacques Lacan). Jouve et Blanche connaissent une « Vita nuova » qui mêle écriture avant-gardiste et plongée dans les profondeurs des psychés.
En 1928, Jouve renie toute sa première œuvre et interdit toute réédition et tout commentaire des livres parus avant 1925, année de la publication des premiers poèmes du cycle de Noces, de Paulina 1880 (4 voix au prix Goncourt, il en fallait cinq) et de son remariage avec Blanche. Celle-ci sera la « fine conseillère » à la parole « oraculaire » (un futur patient, Henry Bauchau l'appellera : la Sibylle). Blanche « prend soin » de Jouve, lui permettant de vivre avec les fantômes qui l'obsèdent et lui donnent son inspiration première, lui interdisant certainement toute « auto-fiction » : Jouve créera ses personnages riches et complexes à partir du travail d'« agglutination » des personnes réelles et des figures fictives produites par son imagination créatrice.
Jean-Paul Louis-Lambert, enquêtant sur les figures féminines de « Lisbé » et d'« Hélène » a, dès 2007, deux autres intuitions, outre l’« imago » de stigmatisée que lui a inspiré Lisbé. D’abord il s’interroge sur la « femme plus âgée » qui est (nous dit Jouve) l'une des sources d'Hélène : elle ne peut être que Caroline Charpentier, la mère d'Andrée. Ce point est confirmé par l’étude de la correspondance effectuée par la critique. Pendant trois mois au tout début de 1910, Caroline (une « femme de bien », précocement veuve) avait accompagné en Italie un jeune Pierre suicidaire et en proie à des addictions. Elle le soigne et le délivre de la drogue. Pierre peut ainsi faire une étude sur l'art italien et sur le rôle du « Nombre dans l'art ». Il en sort « guéri ». En octobre, Pierre épouse Andrée et il publie des poèmes néo-classiques tout remplis du souvenir de son voyage avec celle qui est devenue sa belle-mère. L'année suivante, Jouve publie un roman, La Rencontre dans le carrefour où il transpose les troubles de l'année 1909. Caroline réapparaîtra dans La Scène capitale en 1935. Son aventure de 1909-1910 a profondément marqué Jouve. Elle sera une des sources essentielles de son inspiration pendant trois décennies.
Sa « vita nuova » de 1925 sera une deuxième source fondamentale. En effet Andrée, quand Jouve la quittera en 1921-1922 pour Blanche, deviendra très présente, mais en creux, dans l’œuvre d'un écrivain qui redémarre à zéro avec les magnifiques « chroniques romanesques » des années 20 : Paulina 1880 en 1925, Le Monde désert en 1927, Hécate en 1928. Ce sont les romans du divorce. Or cette situation et ce mot ne sont jamais présentés dans ces romans : Jouve transpose complètement. Il faut donc faire toute une enquête dans la fiction en examinant les personnages, en écoutant les mots prononcés, en démontant les situations. Il faut lire ces romans, pour profiter du plaisir que leur lecture procure lors de leur découverte. Puis les relire pour en saisir les significations profondes en découvrant les « correspondances nouvelles » (selon Roger Caillois) que procure la connaissance de clefs de lectures comme celle que permet la « fiction détective » de Jean-Paul Louis-Lambert. Pourquoi la première lecture donne-t-elle un premier plaisir ? C'est ce qu'explique la relecture : les « faits biographiques » sont si transposés qu'on ne les reconnait pas, ou guère, mais les émotions vécues sont transmises par la grâce de l'écriture de Jouve.
Ainsi, « l'enquête dans la fiction » du détective permet de reconnaître ce qu'il y a d'authentique dans un roman comme Le Monde désert. Parfois « Baladine », son héroïne, c'est Andrée, parfois c'est Blanche Reverchon, parfois c'est Jouve lui-même. Le « personnage » ne doit pas être confondu avec la « fonction ». Mais aussi « Luc Pascal », ne ressemble-t-il pas trop à Jouve pour ne pas être son double ? Souvent, oui ; mais parfois, c'est Blanche. Le travail de recréation littéraire est ainsi très profond. Dans le somptueux récit qui clôt La Scène capitale (Dans les années profondes), derrière « Hélène de Sannis », il y a certainement une part de la mystérieuse « Lisbé », et de la « femme âgée » (Caroline), comme Jouve le dira, mais aussi une grande part de Blanche Reverchon, la seconde épouse qui, comme Andrée et Caroline dans sa première vie a pris « soin » de Jouve dans sa seconde vie. Son importance est immense : cette femme, le « vrai dieu » de Jouve, a une place majeure dans des poèmes où son nom n'est jamais cité, mais qui apparaît dans la musique des mots. Martine Broda et Jean Starobinski avaient su entendre les noms des héroïnes de Jouve, « Hélène », ou son propre nom dans les « pierres », ou celui de « Marie » (la mère du Christ) dans des poèmes. Mais il faut aussi savoir entendre le prénom de Blanche Reverchon dans un vers qui conclut un poème qui est censé évoquer « Lisbé » : « Deux b/i/che/s a/l/lait/aient les serp/en/ts et les /pierre/s ». On comprend ainsi qu'il faut écouter les anagrammes dispersés, éléments d'une palette musicale qui se superpose à une palette visuelle personnelle à l'origine de la beauté des poèmes de Sueur de Sang et de Matière céleste, un recueil magique tout vibrant des élégies à la mémoire des femmes aimées et mortes, Lisbé et Hélène.
La « Lisbé » qui apparaît dans le titre de la « fiction détective » devient ainsi le symbole de l'exaltation du mystère féminin qui est au cœur de l’œuvre de Jouve. Si on peut identifier certaines femmes qui ont appartenu à la vie de Jouve, sa mère et sa sœur y ont une discrète présence, Andrée et Caroline ont une grande place (mais cachée), Blanche encore plus (mais celle-ci exigeait une totale discrétion sur son rôle), qui peuvent bien être les « femmes Lisbé » ? Oui, pour le Cahier de l'Herne qui paraît en 1972, Jouve a glissé une brève confidence, jamais repérée avant cette enquête : ces femmes sont plurielles. Alors l'enquêteur recherche si, à côté des femmes dont on connaît la proximité de l'écrivain, il n'y aurait pas des femmes moins « prévisibles » et (plus difficiles à connaître) des femmes inconnues, des femmes lui ayant fait connaître des expériences à la fois érotiques et tragiques, l'amour et la mort. Certaines sont un peu accessibles, comme Catherine Pozzi, qui venait de rompre d'avec Paul Valéry quand Jouve la rencontre ; victime d'une tuberculose, se soignant avec des « drogues-poisons », « Karin » meurt fin 1934. La même année (en avril), une future amie de Jouve, Anaïs Nin, se fait avorter (elle donne un récit saisissant de cette expérience dans son Journal), l'enfant est donc mort-né. Deux autres morts hantent aussi l'esprit de Jouve : Manon Gropius (la fille d'Alma Mahler) qui meurt à 18 ans de poliomyélite en avril 1935, et celle d'Alban Berg le 24 décembre suivant, juste après la fin de la composition de son Concerto à la mémoire d'un ange.
Il y a eu d'autres femmes aimées, sur lesquelles Jouve ne nous donne que des informations bien parcellaires. Dans En miroir, au sein d'un chapitre « Connaissance par l'érotique », il énonce : « J'avoue un attrait pour la prostituée », mais il reste très discret sur les « personnes réelles ». Le chapitre suivant, « Histoire de Yanick », nous raconte sa relation avec la chaste prostituée qui lui a donné le symbole du « cygne », mais cela doit se situer à la fin des années 40. Jouve est plus explicite dans un texte extrême (érotique) publié seulement en 1987, onze ans après sa mort, Les beaux masques, sans doute écrit dans la deuxième moitié des années 30. Mais il fallait aussi admettre l'importance des « femmes à la fenêtre » qui peuplent ses Histoires sanglantes de 1932 et les poèmes de Sueurs de Sang de 1933-1935. Différentes figures d' « Elisabeth V... » peuvent nous indiquer quelles femmes réelles, mais anonymes, ont pu, à côté de celles que nous connaissons, enrichir les expériences d'amour et de mort qui palpitent derrière les beaux romans et les beaux poèmes de Pierre Jean Jouve.
Béatrice Bonhomme
Jean-Paul Louis-Lambert, Les Stigmates de Lisbé, Une fiction détective dont Pierre Jean Jouve est le héros, Les Belles-Lettres/Essais, 2017, 416 p., 35€ (24,99 au format Epub).
fiche du livre sur le site de l’éditeur
Jean-Paul Louis-Lambert, naguère professeur dans un grand établissement scientifique de la Région Parisienne, est un lecteur, amateur d’objets culturels, littéraires et artistiques. Il a contribué à de nombreuses revues (Esprit, La Revue des Revues, L’Atelier du roman, Loxias, Quarto…) et aux sites Poezibao, Brasil Azur et Le Nouveau Recueil. En collaboration avec la Société des Lecteurs de Pierre Jean Jouve, il a créé et anime le site www.pierrejeanjouve.org.