(Carte blanche) à Antoine Mouton : "La jeunesse est gratuite"

Par Florence Trocmé

La jeunesse est gratuite
On t'invite, c'est un honneur.
Tu demandes combien, on te dit 100.
100 euros c'est deux fois moins que normal mais on te dit c'est un honneur. Soirée de jeunes poètes, tu dis oui. Vous serez 30 donc 100 euros par tête c'est un budget, on te donne à réfléchir au budget, alors tu le considères et tu trouves que oui, c'est honnête, tu connais les difficultés.
Puis on te demande une page expliquant ta démarche poétique.
Tu sais pas expliquer ça, tu envoies la photo de quelqu'un qui marche dans un paysage plein de neige.
Ma démarche poétique : un pas devant l'autre. C'est une façon de se défiler, c'est vrai, on pourrait t'en vouloir de pas jouer le jeu, d'autant plus qu'on t'a promis 100 balles, mais tu vois pas comment t'en tirer autrement, de l'explication de ta démarche poétique, alors tu envoies la photo et tu attends.
On te répond pas, ça commence à être louche.
Tu sais pas pourquoi mais t'y crois pas, aux 100 balles.
Comme si c'était pas possible. Trop beau pour être dans ta poche.
Tu contactes un autre jeune poète invité, un des 30, que tu connais, et tu lui dis : mais au fait, c'est à Villejuif, comment on va rentrer ?
Il te répond : comme ta démarche poétique l'indique, un pas devant l'autre.
Alors la nouvelle tombe : non finalement il n'y a plus les 100 balles par personne, faudra lire gratis, désolé, poétiquement vôtre.
Lire gratis et discipliné, parce que c'est à Villejuif, donc la nuit promise, de POESIE (jeune, jeune, jeune) s'arrêtera au dernier métro.
Discipliné : on aura 2x4 minutes chacun.
Pas 1x8, 2x4 : c'est plus rythmé.
(8 minutes de lecture, c'est vrai que ça ne vaut peut-être pas 100 euros, dit le pragmatisme coincé au fond de ton coeur.)
Mais rien ne vaut l'honneur qu'on nous fait de nous inviter.
Il y a des poètes qui disent : moi je lirais coûte que coûte, han han han.
Et puis 100 euros, nous dit-on, c'est plus symbolique qu'autre chose.
PLUS SYMBOLIQUE QU'AUTRE CHOSE ?
Balance-moi des symboles, j'ai faim.
Je dois travailler 10 heures pour former un symbole complet.
Si 100 euros c'est un symbole, j'aimerais bien savoir ce qu'on donne quand on tend un euro à un clochard. Une illusion ?
Alors comme il n'y a plus d'argent, les poètes soudain préfèrent rester chez eux (car le poète est mû par une vénalité symbolique affligeante, il faut bien le dire).
Il y avait pourtant une belle promesse :
cette image sur la page facebook de l'événement (il faudra communiquer en amont, nous a-t-on dit, faisant confiance à notre jeunesse connectée)
d'un homme au bout d'une jetée
avec une lanterne
dans la nuit
- peut-être qu'un poète avait décidé de se suicider en direct pour une somme symbolique ? Dommage. La snuff poetry, reportée.
Et cet oiseau blanc qui vole sur le site internet de l'événement gratuit.
Et ce portrait de Jacques Prévert.
Et ce slogan sur l'affiche : "Sois un oiseau chanteur, pas un perroquet."
Slogan rayé, parce que les injonctions, on est trop jeunes pour les écouter.
Ah qu'elle est belle, la jeunesse.
On aurait bien voulu la voir, par tranche de 4 minutes, à Villejuif.
Mais elle veut être payée.
Alors elle ne viendra pas.
On n'est pas sérieux quand on n'a même pas 100 balles.
Ce serait pourtant, nous explique l'organisateur (éditeur au Temps du Beurre Dans les Epinards, une maison engagée, qui publie oh oh oh Maïakovski et d'autres éternels jeunes poètes libres de droits), l'occasion d'une résistance :
de montrer que la poésie, quand on lui coupe la subvention, bande encore.
Mais oui, notre gratuité, nous explique Le Temps du Pain Sec et de l'Eau Tiède, est la protestation ultime !
Même sans symbole, je vais à Villejuif et je lis ma poésie - 2x4 minutes - par amour de l'art (surtout quand il est bref).
L'art est plus fort que la droite (qui a coupé la sub).
L'art est plus fort que le symbole (qui empêche la gratuité du geste).
Bref, l'art est vivant.
Au fait, pourquoi ne pas avoir demandé aux poètes moins débutants de venir lire gratos ? Qu'est-ce qu'ils en penseraient, Bernard Noël, Nathalie Quintane, Charles Pennequin, Valérie Rouzeau, de venir lire 2x4 minutes à Villejuif, pour pas un rond, un vendredi soir de novembre, pour soutenir l'art et le Temps des Brioches-quand-y-a-plus-de-pain ?
Et Prévert, il pouvait pas Prévert ?
Et l'oiseau qui bat des ailes sur la page d'accueil du site internet, il pouvait pas chanter un truc ? On trouvera bien 3 graines à lui donner, en fouillant dans nos poches.
Mais non, on a opté pour la jeunesse.
On a vu venir les coupes budgétaires, on s'est dit : invitons des jeunes, ce sera un honneur pour eux, une résistance pour nous.
Et puis on fera un communiqué,
un bien joli, un bien senti mais qui sent rien,
qu'on intitulera, façon Prévert :
Dernier Métro pour la Poésie,
histoire de faire éclater un scandale
en plein vol.
J'ai proposé : Dernier Ticket de Métro pour la Poésie,
parce qu'après tout il faudra bien qu'on rentre chez nous, quand même, après avoir lu 2x4 minutes. Mon idée n'a pas été retenue.
Je m'en fiche, elle était surtout symbolique.
Le monde lui aussi est symbolique, non ?
Antoine Mouton

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