(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Aux armées, 19 octobre. Nous avons changé de caractère, nous ne sommes plus fréquentables. Jadis nous possédions encore des manières, on pouvait, sans crainte, nous présenter, nous savions nous tenir sur les champs de bataille, nous disions : « Messieurs les adversaires, tirez les premiers. » C’était l’époque de l’élégance. Aujourd’hui, j’en suis écœuré, nous nous conduisons comme des égoutiers. Comment ! voilà les Allemands, ces nobles guerriers qui se donnent un mal de chien pour monter une attaque, qui pendant deux mois, dépensent de l’argent, des forces, de la ruse, qui font venir de Berlin, en plein été, c’est-à-dire sous un soleil pouvant leur occasionner une congestion, d’illustres et honorables savants ayant des lumières spéciales sur les gaz et nous, nous, autrefois gens d’allure, sans égard pour l’effort donné, sans déférence pour ces dieux de laboratoire, nous, alors que tout paraît au point, nous, des Français, nous leur saccageons leur échafaudage ! C’était en août… Mais je vous conte l’histoire. Il faut que vous compreniez mon indignation : c’était en août dernier. L’Allemagne ayant pris son front pur entre ses doigts sans tache se sentit soudain illuminée : elle avait trouvé ! Ses sous-marins n’ayant pas réussi, elle en revenait à ses gaz. C’est par eux qu’elle nous aurait. Promenant son œil impérieux sur les lignes, elle l’arrêta à la butte de Souain. Notre tombe était choisie. Elle releva ses manches et se mit à l’ouvrage. Ce qu’elle allait faire était d’envergure. Sur neuf kilomètres elle installa ses appareils, ses tuyauteries et tout son attirail d’usinier macabre ; cela posé, elle jeta un coup d’œil sur ses troupes. Elle les soignait depuis des mois, elles étaient à point, elle les amena. Il y avait trois divisions, dont la Bavaroise. À elle seule, la Bavaroise devait fournir douze équipes de troupes de tempête. Ces équipes avaient tellement répété qu’elles étaient la perfection mécanique même. Chacune comprenait : 1 officier, 3 sous-officiers, 16 hommes ordinaires, 1 mitrailleuse légère (5 hommes), 2 signaleurs, 7 mineurs et 2 gradés, 6 pionniers-gaziers, 6 grenadiers et 1 gradé, 2 brancardiers. Une affaire de gaz bien montée Rien ne clochait. C’était un modèle d’attaque. Trois de ces unités de tempête seraient accompagnées par une patrouille d’artillerie comprenant : téléphonistes, signaleurs optiques, hommes portant des pigeons. Devaient suivre en outre cent cinquante costauds portant six minenwerfer, puis douze équipes de butin et douze de destructions faites, chacune, d’un officier et de trente-deux braves. Trois échelons d’avant-trains pour l’enlèvement de nos canons étaient prêts aussi. Ces échelons comprenaient quatre attelages à six chevaux, des pionniers, des ustensiles de terrassement, des explosifs. Ce qu’ils ne pourraient pas emporter, ils le feraient sauter. Tout était réglé à se mettre à genoux devant. Leur plan d’empoisonnement établi par leurs illustres chimistes était implacable. L’émission des gaz confiée à six compagnies serait intense et durerait quinze minutes, montre en main. Sitôt la nappe étendue, sous l’appui des minens et de l’artillerie dont les obus (à gaz toujours) asphyxieraient nos pièces, les stosstrupps dévaleraient sur nos positions, briseraient les reins de ceux qui ne seraient pas empoisonnés, atteindraient les objectifs et assureraient la sécurité des gens de butin et de destruction. C’était le grand jeu. Une section d’artillerie de campagne était mobilisée dans chaque secteur de régiment pour le soutien immédiat des hommes-tempêtes. L’artillerie de la division se tenait prête aux tirs de barrage. Les avions, les coureurs, les téléphonistes, les signaleurs optiques, les pigeons, les fusées lumineuses, les T.S.F. étaient là, frémissants. Frémissants aussi les hommes de tempête et les honorables savants allemands, car selon le terme authentique de l’ordre, les savants anxieux, derrière le front, attendaient leur « moisson d’été ». Ces hommes de tempête avaient la consigne formelle de ramener immédiatement dans les lignes allemandes des Français intoxiqués par les gaz. Ces Herren Doktoren avaient hâte d’étudier. Un beau fiasco La nuit, la grande nuit des nobles combats à l’allemande arriva. C’était celle du 16 au 17 août. Mais le 16 au matin, alors qu’il mettait la dernière finesse à son entreprise, un froid courut dans le dos du Boche. Nos canons sur Verdun commençaient leur danse. Le poison à la main, il s’arrêta, écouta. Le canon valsait bien, la nuit il valsait mieux encore. Le Boche comprit, laissa là son crime, courut affolé derrière le Mort-Homme, 304, le Talou. Il avait préparé le gaz et nous le bec.
Le Petit Journal
, 20 octobre 1917.Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
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