Aptes nous sommes à user de nos propres
définitions des mondes
que nous avons en commun :
terre maison (rester)
eau puits (porter)
feu four (garder)
air chant (soupir)
éther rêve (mourir)
Et tentons des combinaisons neuves
avec des mots-clés
déverrouillant énergies :
maison en feu chante !
fourneau sous l’eau reste,
puits plein de terre meurs.
Les sortilèges, les orthographes
de nos vocabulaires
sont oraculaires
dans leur traduction
Une femme à Pagnito-an
une autre à Solentiname
encore une autre à Harxheim
et beaucoup d’autres femmes
nommant
ensemble la moitié du monde
peuvent déplacer leur terre
doivent garder leur feu
sont l’eau pour leur chanson
vouent du bien à leurs rêves
Source : Marjorie Evasco, Dreamweavers, Aria Editions, Manille 1986. Traduit de l’anglais (des Philippines) par Jean-René Lassalle.
Dreamweavers
We are entitled to our own
Definitions of the worlds
We have in common:
Earth house (stay)
Water well (carry)
Fire stove (tend)
Air song (sigh)
Ether dream (die)
And try out new combinations
With key words
Unlocking power:
House on fire sing!
Stove under water stay,
Earth filled well die.
The spells and spellings
Of our vocabularies
Are oracular
In translation
One woman in Pagnito-an
Another in Solentiname
Still another in Harxheim
And many other women
Naming
Half the world together
Can move their earth
Must house their fire
Be water to their song
Will their dreams well.
Source : Marjorie Evasco, Dreamweavers, Aria Editions, Manille 1986.
***
Origami
Ce mot se déplie, s’emplit de vent
pour propulser l’envol d’une grue
au nord de mon soleil vers toi.
Je façonne ce poème
avec du papier en pliant
les distances entre nos saisons.
Ce poème est une grue,
quand ses ailes se déplieront
le papier restera pur, vide.
Source : Marjorie Evasco, Dreamweavers, Aria Editions, Manille 1986. Traduit avec les versions cebuano et anglaise par Jean-René Lassalle.
Origami
Mibukhad kining pulong, mitigom sa hangin
Pagpadali sa lupad sa talabon
Amihanan sa akong adlaw, ngadto kanimo.
Gilalang ko kining balak
Gikan sa papel, gipilo-pilo
Ang gilay-on sa atong panahon.
Kining balak usa ka talabon.
Inig bukhad sa iyang pako,
Ang papel motin-aw ug mahawan.
Source : Marjorie Evasco, Dreamweavers, Aria Editions, Manille 1986. (Texte en langue cebuano)
***
Sic transit mundus
Ceci doit être le goût du Langage –
la langue cartographiée en nombreuses couleurs,
déclinée sur les voyelles de la mémoire, la cavité
de la bouche en dôme d’un monde
circonscrit de consonnes dont les extrémités
suggèrent l’aigre-doux des oranges,
l’écorce verte du concombre amer, la senteur
fluviale des mangues menant au bosquet.
Si je chante Balicasag, île
dont le nom inscrit le crabe
retourné, je traduis l’histoire d’un feu
qui anéantit un village entier
durant les affrontements pour la révolution.
Quel que soit le mois où naissent les dauphins,
les mères tissant les nattes de pandan
s’interrompent pour conter l’histoire
de ce qui arriva un jour de mai,
pour la période des fiestas à Bohol :
les cloches de l’église sonnaient folles à l’aube,
quelqu’un avait incendié le verger
du Padre Domingo del Valle ;
dès midi même les sauterelles
étaient devenues cendres.
Ainsi je chante cette histoire pour donner à goûter
l’arôme du riz milagrosa bouillonnant
sur le four en terre, ou observer
par votre fenêtre ouverte
le troupeau de lumba-lumba plongeant
près du rivage de l’île. Et j’aimerais
que le bord de votre langue s’humidifie
d’une pointe acide dans l’air, comme si
des arbres invisibles s’appuyaient sur le vent, toujours
mûrissant sous un soleil brûlant.
Source : Marjorie Evasco, Skin of Water, Aria Editions, Manille 2009. Traduit de l’anglais (des Philippines) par Jean-René Lassalle.
Sic transit mundus
This must be the taste of Language--
the tongue mapped by many colors,
parsed by the vowels of memory, the roof
of the mouth the dome of a world
circumscribed by consonants, whose edges
suggest the sour-sweetness of oranges,
the bittermelon's green rind, the river-
scent of mangoes all the way to the grove.
When I sing of Balicasag, island
whose name inscribes the upturned
crab, I am translating a story of fire
razing a whole village to the ground
when the revolution was fought.
In whatever month dolphins are born,
mothers weaving pandan mats
pause to tell the story
of how it happened one day in May,
in the month of fiestas in Bohol:
The churchbells rang mad at dawn.
Someone had set fire to the orchard
of Padre Domingo del Valle;
by noon even the grasshoppers
had turned to ashes.
I sing this story now to let you taste
the aroma of milagrosa rice boiling
on the earthen stove, or catch
from your open window
the pod of lumba-lumba playing near
the island's shore. And I want
the edges of your tongue to water
from the hint of acid in the air, as if
invisible trees stood windward, still
ripening in the burning sun.
Source : Marjorie Evasco, Skin of Water, Aria Editions, Manille 2009.
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Aqualligraphie des 10.001 sentiers
C’est l’automne dans les jardins du palais d’été de l’impératrice
pour une première visite à la cité impériale. Cheminant à l’intérieur
une frêle dame aux cheveux blancs attire ton attention
vers un angle tranquille de la cour à l’écart de la foule.
Elle tient un long pinceau en oblique au-dessus des pavés
et le trempe dans une bassine d’eau. Elle en approche la pointe
des pierres et écrit de mémoire un poème Tang
sur Du Fu donnant son adieu à Li Po par une lune d’hiver.
Comme des libellules les idéogrammes plongent et ricochent
sur le pavement, changés en vapeur dans un biais
de lumière solaire. Bientôt elle achève la pièce contemplant
la dernière ligne scintillante de mots s’effacer en un néant.
Elle redresse son dos, retourne à la dalle du début
reprenant son activité. On raconte qu’elle sait par cœur
les œuvres des maîtres Tang. Tous les jours qui passent
voici son ouvrage : en écrire chaque poème tendrement avec l’eau
jusqu’à ce que tombe la nouvelle neige
Source : Marjorie Evasco, cycle It is time to come home, 2016, sur le site de l’auteur. Traduit de l’anglais (des Philippines) par Jean-René Lassalle.
Aqualligraphy of the 10.001 paths
It is autumn in the gardens of the empress’ summer palace
On your first visit to the imperial city. On your way in,
A slight, white-haired woman snags your attention towards
The quiet corner of the courtyard away from the crowds.
She holds a long brush at an angle above the cobblestones,
And dips it into a pail of water. Then, she brings the tip
Onto the stones and writes a T’ang poem from memory,
Of Tu Fu bidding Li Po goodbye under a wintry moon.
Like dragonflies, the characters dip and rise, one moment
On the stone, and in the next becoming mist in the slant
Of sunlight. Soon, she finishes the poem and pauses to view
The last glistening line of words fade into nothingness.
She straightens her back, goes back to the stone she first
Started from and begins yet again. It is said that she knows all
The poems of the T’ang masters by heart. And everyday now,
This is what she does: writing each one lovingly with water
Until the first snow falls
Source : Marjorie Evasco, cycle It is time to come home, 2016, sur le site de l’auteur.
Bio-bibliographie de Marjorie Evasco