Quel(s) son(s) produit donc l'aphonisme pour commettre ainsi par la voix de son auteure-artiste polyphrène et polymorphe, Tristan Felix, ces 96 textes (& 96 dessins) dans l'opuscule écarlate Aphonismes (couverture rouge, lettres d'écriture et dessins noirs), publié par les éditions artisanales Venus d'Ailleurs ?
« L'aphorisme, velu comme un turc,
pérore à la tribune
l'aphonisme branle du chef
au bras d'un faune eunuque
il chante »,
annonce la quatrième de couverture.
Serait-ce que là où l’aphorisme pense et parfois palabre, l’aphonisme pourrait, lui, avancer en équilibre fragile sur son fil, telle pensée de funambule, et rêver et chanter un monde à crier, faire basculer, bousculer, à contenir dans un cri de poésie, juste, jubilatoire ? Ces 96 textes & dessins nous en fournissent la réalité évidente, mieux que n’importe quelle sentence. Le balancier de la poésie, d’une efficacité terriblement plus formidable pour une traversée éclairée du réel que celui d’une pensée souvent appesantie par des résidus de préjugés, de considérations scrupuleuses, d’affabulations consenties… nous guide dans ces Aphonismes et nous fait avancer, « à tâtons dans la cendre », « au-dessus du charnier », pour mieux approcher l’incandescence mythique du réel qui, à telle latitude, « reste sans voix »
« la pensée du monde rend aphone
tant mieux
plus personne n’entend le monde »
chante l’aphonisme de la page 80.
Si l'aphorisme consiste dans une formule ou prescription concise résumant une théorie, une série d'observations, ou renfermant un précepte, l'aphonisme s'écrit en marge des aires communes, secouant le sens commun, déjouant le regard ordinaire, refaisant ses propres tours d'esprit, à l'écart des traits ordinairement marqués pour évoquer / esquisser telles ou telles traces inédites de nos réalités. Cet Ailleurs et cette traversée autre de nos flambées d’existence, l’artiste-poète en annonce d’emblée le topos :
« J’habite derrière chez moi »
L’habitat de nos carcasses s’en trouve secoué sens dessus dessous, notre identité se refait peau neuve dans l’ébranlement des évidences, les coups de crayons gomment les contours convenus. La Langue dilue les limites du réel, les redessine, en agite les leurres comme dans une boule de miroirs happant les reflets de nos illusions pour en faire ressortir des métamorphoses organiques accomplies sur la brèche de nos extrêmes :
« La preuve que je n’existe pas c’est que moi non plus
Car flotte dans le regard de l’autre
Ce halo qui me fait songe »
Le Langage se refait une langue neuve qui râpe, pèle les fioritures, reformule en abrasions et résolutions d’effervescences les surplus oiseux, les croûtes, crève les baudruches d’une Langue qui sait faire l’autruche pour signifier des vides à fabuler ; le Langage reprend voix pour danser, nu, sur la peau des mots, funambule clown trash-tendre, « sous l’œil ingénu / d’un ange écorché »
« Le clown fracasse les serments
sa seule parole est en démolition
il ne manquerait plus qu’on oublie
qu’il se meurt de rire »
Si l’aphorisme flirte avec le sens de la formule, résumant un point de science, de morale et si, en son acception péjorative il peut renvoyer à une sentence prétentieuse et banale, l’aphonisme s’appuie, lui, bancal (air penché qui fait sa force…), sur son manque de voix, pour exprimer /expulser à la marge, sur la piste de la page, un chant transgressif, figuratif, fracassant, extatique. Une sémantique et un visuel poétiques de notre réalité, ici surtout dévoilée par son côté fantaisiste, prennent formes et feu de tout mot sur chacune des pages, et l'Espace du dedans - l'Espace du dehors se fondent, nous tourneboulons nous renversons, tête bêche, pieds en haut, corps chamboulés à glisser sur des toboggans du ciel aux vertiges (l)ivresques, saltimbanques-danseurs faunesques et polymorphes, tenus cependant, comme le fil maintient les marionnettes, par la lanterne clairvoyante d'une voix qui nous guide, nous transporte dans l'Imaginaire Permanent de ses délyres enchanteurs, dans l’Imaginaire sous-jacent de nos vérités secrètes. Tristan Felix poursuit son exploration des extrémités du vivant en touchant de ses traits de dessin et dans la concision des mots le tour farcesque, rocambolesque, ubuesque de nos Sorts d'existences tout en sortilèges, îlots d’êtres écrits en tremblements de signes toujours prêts de s’ouvrir -pour continuer de brûler et s’évacuer du sens commun et de l’habitude- à de nouveaux territoires en attente de reconnaissance comme celui, inquiétant mais excitant, de ces Aphonismes. Il suffit pour cela de tenter au mieux -de toutes nos forces données et/ou consenties-de jouer, de jouir, de nous alléger, de nous dérober, par la patience des pattes de l’araignée qui nous tisse la soie du ciel au plafond de nos rêves,- nous dérober par la porte du rire, de la grimace et du rêve, quitte à retourner les pierres…
« À retourner les pierres
on entend le hibou
et le tohubohu
des crapauds de la mer
l’oubli de la laideur était inespéré »
Il suffit, de nous prendre au Grand Jeu du monde en le déjouant par : la volte-face humoristique,
« Avis aux voyageurs
zoo, réserves, musées
plaquettes, conserves, fichiers
paillettes, pipettes, pixels
un compact world
au format puce
la terre à l’échelle du micron
pardon, de l’étron »
le rebond, la pirouette…
« T’es pas crevé si tu rêves
alors crève pas »
Murielle Compère-Demarcy
Tristan Felix, Aphonismes, éditions Venus d'Ailleurs ; 2017, 96 p., 10 €
Dessin, Biribi par Tristan Felix, à retrouver dans un bel article de Maurice Mourier dans la revue En attendant Nadeau.