Toute l'Egypte dans un immeuble

Par Nanne

En 1934, le millionnaire Yacop Yacoubian, président de la communauté arménienne d'Egypte, avait eu l'idée d'édifier un immeuble d'habitation qui portait son nom. Il choisit pour cela le meilleur emplacement de la rue Soliman-Pacha et passa un contrat avec un bureau d'architectes italiens renommé qui dessina un beau projet : dix étages luxueux de type européen classique : des fenêtres ornées de statues de style grec sculptées dans la pierre, des colonnes, des escaliers, des couloirs tout en vrai marbre, un ascenseur dernier modèle [...]". L'immeuble Yacoubian, situé dans le centre-ville du Caire, là-même où l'ancienne intelligentsia égyptienne se concentrait et prenait modèle sur les grandes capitales européennes, est un vrai concentré de cette société, sur fond de vestige du passé et de la grandeur de ce pays.
Parmi les habitants de cet immeuble, riches ou pauvres, croyants ou mécréants, cultivés ou ignorants, on croise ainsi Zaky bey Dessouki. Sans aucun doute un des plus anciens habitants de la rue Soliman-Pacha. Personnage haut en couleurs, connu pour son élégance, sa culture

occidentale, son train de vie fastueux. Issu d'une grande fortune égyptienne, il aurait pu devenir un personnage bien en vu avec un portefeuille ministériel. Il aurait pu se consacrer à ce qu'il a de plus cher dans sa vie : les femmes. Au lieu de cela, il ressasse l'histoire de son passé illustre, de sa vie d'avant. Avant la révolution qui a bouleversé l'ordre des choses et a renversé les règles sociales établies depuis des décennies. " Si la révolution avait échoué, si le roi Farouk avait arrêté à temps les officiers libres qu'il connaissait tous un à un, la révolution n'aurait pas éclatée et Zaky bey aurait vécu sa véritable vie, celle qui était digne de lui, Zaky bey fils du pacha Abd el-Aal Dessouki. Il serait fatalement devenu ministre, voire président du conseil. Un vie magnifique qui lui correspondait vraiment [...]". Pauvre Zaky bey Dessouki courant après les chimères de son passé aristocratique, tentant de survivre dans ce bourbier social.
Il n'est pas le seul. Taha Chazli, fils du concierge, cherche aussi à se sortir de ce magma infernal qu'est la société égyptienne corrompue. Son rêve : celui de s'élever au-dessus de la condition misérable de son père, méprisé par les habitants de l'immeuble. Devenir officier de police. Depuis l'enfance, il en a fait sa croisade, son crédo. Elève brillant et doué, Taha gêne dans l'immeuble en raison de son ambition.

Parce que fils d'un simple concierge sans instruction, Taha se doit de n'avoir aucune prétention. Mais Taha est confiant dans l'avenir. Il sait - lui - qu'un jour il quittera le quartier auréolé de gloire, qu'il épousera celle qu'il aime. Mais le destin est souvent cruel pour beaucoup, lui qui prend un plaisir malsain à briser les idéaux les plus solides. Taha comprendra que - même avec la révolution - l'Egypte est une société dissolue qui ne permet pas à n'importe qui de changer de milieu social. Cela se paye. Au propre comme au figuré. Son seul recours sera la foi dans la religion stricte, embrigadé dans la violence extrémiste.
Immoral, influent, lubrique et bigot, tel est hadj Azzam nouveau riche de la rue Soliman-Pacha. " Le cheikh millionnaire qui a dépassé la soixantaine n'était trente ans plus tôt qu'un pauvre hère venu de la province de Sohag et débarquant du Caire pour y assurer sa subsistance. [...]. Il avait commencé par cirer des chaussures, puis, pendant une période, avait été garçon de bureau à la librairie Babek". Les mauvaises langues racontent que ses activités commerciales cachent en réalité son trafic de drogues. Aussi, lorsque le hedj Azzam décide de siéger à l'assemblée égyptienne, il accepte de mettre la main au porte-monnaie, parce que rien n'est jamais acquis d'avance, la concurrence rude et prête à tout. Et lorsqu'on reçoit, il faut savoir un jour redonner. C'est ce que le hadj Azzam apprendra à ses dépens.

Que dire de Hatem Rachid, journaliste au journal Le Caire, respecté de la société homosexuelle pour ses origines aristocratiques. Elevé dans un milieu sacralisant les valeurs de démocratie, de liberté, d'égalité, de liberté et de justice, Hatem Rachid vit comme un occidental dans un monde où domine encore des codes moraux et sociaux intrangiseants. Sa laïcité et son avant-gardisme sera sa perte.
" L'Immeuble Yacoubian" d'Alaa El Aswany est un pur moment de grande littérature comme on en lit peu de nos jours. Parce que chaque personnage de cet immeuble pas comme les autres est représentatif de la nature humaine, avec ses qualités et ses défauts, ses forces et ses faiblesses, ses espoirs, ses rêves et la triste réalité de la vie, chacun d'eux est d'autant plus attachant. Tous se battent pour vivre selon leurs envies, leurs souhaits, leurs désirs, et se débattent dans une société à la confluence entre la modernité occidentale et la tradition orientale. C'est un instantané sur la société égyptienne à l'orée du XXI ème Siècle. Il faut lire Alaa El Aswany pour se rendre compte qu'il est digne d'une Zola, d'un Dickens pour raconter - par le détail - les grandeurs et les misères de l'âme humaine.