(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Dunkerque, 12 octobre. Par un sans-fil, les Allemands annonçaient au monde :
« Dunkerque n’est plus, notre dernier raid d’avions alluma un incendie à chaque coin de la ville qui flambe depuis deux jours. »
Le Journal de Genève reproduisit la nouvelle. Elle est fausse. Mais si vous voulez voir une eau-forte formidable, débarquez de nuit dans la cité de Jean Bart. Sous une obscurité totale, la ville entière essaye de ne pas surgir. Pas une pointe de lumière, pas un passant, pas un bruit. Son beffroi massif, parce qu’il ne le peut pas, a seul l’air de ne pas être accroupi. Elle abrite quarante mille âmes et elle est muette comme une pierre tombale. Et cela, à sept heures du soir, non à minuit. Tout meurt chez elle avec le dernier feu du jour. Nos villes martyres Nous avons en France trois sortes de villes, nos villes sur nos lignes et déjà tuées : Reims, Arras, Verdun ; nos villes proches du front et martyrisées : Bar-le-Duc, Châlons, Dunkerque, et nos villes de l’intérieur qui ignorent les transes. Ces dernières tiennent en pitié les premières ; Reims, Arras, Verdun, par leur grande mort, ont gagné de vivre dans la pensée. Ce n’est donc pas celles-là qu’aujourd’hui je signalerai aux cités tranquilles. Ce sont les secondes, ce sont leurs sœurs qui, près du Boche qui vient les flageller quand il pense, sont comme ficelées à un poteau. Parmi elles, Dunkerque est en tête. Dunkerque est de toutes les fantaisies ennemies. Une grosse pièce à quarante-trois kilomètres lui lâche du 380 sur ses monuments, des croiseurs, dont les équipages ne s’étaient pas encore révoltés, attirés par ses côtes, lui réservèrent quelques-uns de leurs échantillons, mais c’est encore les avions qui la préfèrent. Elle encaisse par terre, par mer et par ciel. Septembre dernier fut dur pour elle. Les gothas n’ont que trente kilomètres à couvrir pour la torturer. C’est le bombardement en pantoufles. Tranquilles, ils viennent par mer. La proie est si près de leurs hangars que souvent « ils remettent ça ». Quand la nuit leur semble heureuse, ils font la navette. Ils varient la mort qu’ils lancent… Une cité sans vitres Dunkerque vit là-dessous. Voyons comment. Ses carreaux sont brisés. On ne les remplace pas, ils seraient destinés à sauter une nuit prochaine. Quand on le fait c’est par des planches. L’inconvénient c’est qu’on n’a pas encore trouvé le bois transparent. Rien ne sépare plus les étalages de la rue ; non seulement, en passant, vous pouvez voir les chapeaux, les chaussures, mais vous pouvez juger de la qualité en touchant. Le restaurateur, le coiffeur vous serviront en plein air. Toutes les façades des maisons et l’église et le beffroi seront aspergés d’éclats. L’église et le beffroi doivent leurs blessures à une auto qui s’enflamma. Le Boche crut qu’il avait mis dans le mille et s’acharna sur l’incendie. Ce n’était qu’une voiture, les habitants sont trempés. Sous l’exemple de Terquem, leur maire, ils ne s’affolent pas. Ils préfèrent évidemment les jours de pluie et de vent, ils savent qu’alors ils ne seront pas réveillés, mais quand il fait beau, tant pis ! La sirène dans l’ombre Dans les appartements, un épais voile noir recouvre les ampoules électriques. La lumière ne doit plus se répandre, elle n’est tolérée à l’intérieur qu’autant qu’elle ne fera qu’un petit rond sur le plancher. Vous mangerez et travaillerez dans ce rond. Et si vous êtes un des hommes heureux pour qui le sommeil est facile, vous vous endormirez. Mais vous ne mènerez pas votre bonheur jusqu’au matin. En pleine nuit, il sera coupé. Des beuglements sinistres vous en tireront : la sirène. Ceux qui attendent ce signal pour habiter les caves se lèveront ; les autres attendront, essayeront de redormir, un nouveau beuglement les en empêchera. Il sera par exemple trois heures. Dans son lit, on attendra. Est-ce que la maison va se fendre par le trois quarts ? Est-ce que le toit va s’écraser sur vous ? La sirène beuglera toujours. Rien pourtant n’arrivera. C’étaient des gothas qui revenaient d’Angleterre – à vide. Ce qui compense c’est de penser qu’en Bochie, il est des villes aussi où les carreaux sont cassés, où les restaurants sont en plein air, où les gens sont dans les caves, où tout est noir, où beugle la sirène. Tuile pour tuile, ardoise pour ardoise.Le Petit Journal
, 17 octobre 1917.Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux Lectures pour une ombre Edith Wharton Voyages au front de Dunkerque à Belfort Georges Ohnet Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes Isabelle Rimbaud Dans les remous de la bataille