Dans le Elle du 6 octobre 2017

Par Tobie @tobie_nathan

Radicalisation : « Ces jeunes sont aussi des victimes »

Publié le 16 octobre 2017

Ethnologue et psy hors normes, Tobie Nathan raconte son travail de prévention auprès de filles et de garçons en voie de radicalisation dans un livre captivant*.

Entretien.

Qui sont ces jeunes Français musulmans séduits par le djihad ? Ethnologue à part et psychiatre hors des clous, Tobie Nathan a reçu une cinquantaine d’entre eux en trois ans dans un cadre préventif, au sein du Centre d’ethnopsychiatrie Georges-Devereux à Paris. Des filles et des garçons aimantés par lappel du salafisme qui n’ont pas commis de délit, et qu’il appelle des « âmes errantes ». C’est le titre de l’essai dans lequel cet esprit libre habitué à se frotter aux cultures du monde entier tente de démêler les ressorts intimes de leur parcours. Un livre passionnant et jamais complaisant, dans lequel il ne perd pas de vue celui qu’il fut, enfant émigré d’Égypte, petit juif d’une cité de Gennevilliers fasciné par les révolutionnaires gauchistes des années 1960. Au-delà des idéologies asphyxiant la pensée, il nous permet de mieux comprendre un phénomène dont on n’a, semble-t-il, pas fini d’entendre parler.

ELLE. Pourquoi qualifier ces jeunes d’« âmes errantes » ?

Tobie Nathan. J’essaie d’analyser leur parcours de vie dans sa complexité, avec le souci de mettre à jour les forces qui leur permettront de rebondir. J’ai été frappé par la conjonction de deux phénomènes : ils ont une perception de leur existence comme déliée, loin des ancêtres de leurs familles qu’ils connaissent mal ou pas du tout, et refusent les ancêtres proposés par l’école (les héros de la culture savante). Et ils sont sensibles à l’appel de recruteurs lancé sur Internet, relayé par des idéologues de quartier, qui les vise particulièrement, eux les enfants issus de la migration, ghettoïsés, en échec scolaire et d’intégration. Ni de là-bas ni d’ici. Je les appelle donc des « âmes errantes », ce qui signifie qu’ils sont « sans ancêtres », et susceptibles d’être capturés par des « chasseurs d’âmes ».

ELLE. Ont-ils d’autres points communs ?

Tobie Nathan. Une similitude m’a frappé chez ceux que j’ai reçus : ils étaient pour la plupart des enfants de migrants, mais leurs parents avaient perdu le lien avec les sources vives de leur culture d’origine. De plus, ils devaient se débrouiller avec un véritable problème de filiation : père qui n’a pas reconnu l’enfant, parents qui ont laissé durant de longues années l’enfant au pays alors qu’ils émigraient en France, enfant adopté à qui l’on a caché son histoire…

ELLE. Sont-ils des victimes ou des gens dangereux ?

Tobie Nathan. Ce sont évidemment des proies, explicitement désignées par les théoriciens du djihad mondial. De ce point de vue, ce sont des victimes. Mais lorsqu’on parle avec eux, avec leurs parents et leur entourage, on se rend compte qu’ils sont conscients de l’implication politique de leur engagement. Ce sont des idéologues, des sortes de militants politiques. Quant à la notion de vengeance, on peut supposer que certains sont dépositaires des injustices vécues par les générations qui les ont précédés. Mais ce dernier point m’a semblé assez flou dans leur discours.

*« Les âmes errantes », de Tobie Nathan (éd. l’iconoclaste).

Cet article a été publié dans le magazine ELLE du 6 octobre 2017

Dorothée Werner