Alain Lance a bien voulu communiquer à Poezibao le texte d’une conférence* qu’il a donnée tout récemment en Allemagne.
Notre rapport à la langue : Cultures linguistiques en France et en Allemagne
par Alain Lance
En 1989, quand la France fut pour la première fois l’invitée de la Foire du livre, l’institut français que je dirigeais alors fut à l’initiative de plusieurs manifestations. Je garde un excellent souvenir de notre collaboration avec Peter Weidhaas, qui dirigeait la Foire du livre. Et je pus être efficacement secondé par Micheline Bouchez et par un jeune agrégé, historien que vous connaissez : il s’agit de Pierre Monnet, que je remercie encore pour le travail qu’il effectua et félicite pour son beau parcours intellectuel et professionnel.
Le premier mot allemand entendu dans mon enfance ? Au risque de faire ressurgir un déplorable cliché, je dirais Achtung ! Avec un point d’exclamation. Peut-être sorti de la bouche d’un soldat occupant Paris au début des années quarante, ou repris en écho par ma mère.
Prisonnier de guerre au stalag XII D près de Trèves, mon père avait noué durant sa captivité des relations cordiales avec un soldat du camp, Hermann, un brave homme, cultivateur souabe, et commencé à apprendre l’allemand avec une méthode Assimil.
Lorsque j’ai commencé des études secondaires, mon père avait décidé que j’apprendrais d’abord l’allemand. Parce que, me disait cet autodidacte qui avait dû commencer à travailler à treize ans, c’est une langue de grande culture. Cela me permit par ailleurs de répondre en son nom, chaque Noël, à la carte de vœux envoyée par Hermann. Mon père, même quand il parlait des « chleuhs », se gardait d’imputer à l’ensemble du peuple allemand la responsabilité des crimes nazis.
J’eus de bons professeurs. Dans ces années cinquante, on commençait assez tôt à lire des textes littéraires. Mais lors de mon premier séjour en Allemagne, à seize ans, à Tübingen, si je connaissais par cœur « Die Kapelle », « Heidenröslein » ou « Die Lorelei », j’avais parfois du mal à demander mon chemin à un passant. Un enseignant joua un rôle décisif dans mon éveil à la culture allemande : l’écrivain alsacien Alfred Kern, prix Renaudot 1960, dont le roman Le Clown parut en 1962 en traduction allemande chez Rowohlt.
Chaque été je passais un mois en Allemagne fédérale, chez des correspondants, ou sillonnant le pays en auto-stop et fréquentant les auberges de jeunesse. Commençant des études de langue et littérature allemande à la Sorbonne et politisé par le refus de la guerre d’Algérie, j’eus envie, à l’automne 1962, de découvrir « l’autre Allemagne » et passai deux semestres à Leipzig, fréquentant les cours de la Karl-Marx-Universität, et notamment ceux de Hans Mayer, quelques mois avant son départ pour Tübingen. Comme notre petit groupe français avait notamment Hyperion de Hölderlin au programme de la licence, un jeune enseignant, Günter Mieth, anima pour nous un séminaire sur ce poète. C’est lui qui édita plus tard les œuvres de Hölderlin en quatre volumes.
Ce séjour me fit découvrir la Deutsche Demokratische Republik et… l’accent saxon. Et jamais je n’allai si souvent au concert : à l’opéra, au Gewandhaus ou dans la Thomaskirche.
L’écrivain allemand qui comptait surtout pour moi, c’était Brecht, depuis que j’avais assisté, à Paris en 1960, à une représentation de Arturo Ui par le Berliner Ensemble.
Au printemps 1964, je découvris la nouvelle génération de poètes révélée par Stephan Hermlin lors d’une mémorable lecture à l’Académie des arts de Berlin-Est, en décembre 62. Je lus dans Sinn und Form des poèmes de Volker Braun et, quelques mois plus tard, je frappai à sa porte à Leipzig pour lui dire mon envie de les traduire. Je ne mesurais pas les difficultés de la tâche. Mais je pus heureusement entreprendre ce travail lors d’un séjour à Berlin-Est, de novembre 1968 à l’été 1969, ce qui, après deux ans passés en Iran, me replongeait dans la langue allemande, cette fois teintée de l’humour parfois peu amène des Berlinois. Je rencontrai régulièrement Volker pour le questionner, éviter des contre-sens ou découvrir des intertextualités qui m’eussent sinon échappé. En 1970 paraissait donc son premier recueil de poèmes en français, Provocations pour moi et d’autres.
Ce furent des années où l’allemand que j’aimais écouter était souvent chanté : par exemple Gisela May, dans Schweyk :
Nimms von den Pflaumen im Herbste/ Wo reif zum Pflücken sind/ Und haben Furcht vorm mächt’gen Sturm/ und Lust auf’n kleinen Wind …
Lorsque, revenu à Paris, j’ai enseigné l’allemand dans un lycée, cette langue gardait encore une place importante, et je me souviens de l’intérêt manifesté par mes élèves de première (allemand première langue !) quand nous avons étudié ensemble Herr Biedermann und die Brandstifter de Max Frisch ou le film Wir Wunderkinder, avec les savoureuses interventions chantées par Wolfgang Neuss.
C’est l’époque où j’ai rencontré Renate, étudiante de Marburg, venue poursuivre ses études à Paris. Deux ans plus tard, Alfred Kern et Volker Braun furent nos témoins de mariage. D’abord germaniste, Renate travailla au CNRS sur les manuscrits de Heine avant d’inventorier et de cataloguer les manuscrits et la correspondance d’Aragon et de soutenir plus tard une thèse de génétique textuelle sur le poète qui écrivit J’aimais déjà les étrangères quand j’étais un petit enfant…
Sauf lorsque nous étions en Allemagne, chez ses parents ou chez nos amis, Renate et moi parlions ensemble français. Les premières traductions que j’ai publiées (les poèmes de Volker Braun, ou Das Judenauto de Franz Fühmann), je les ai faites seul. Mais une coopération prit naissance quand, alors que je venais d’achever la traduction de Kein Ort. Nirgends, de Christa Wolf, Renate me proposa une relecture commune. Ses remarques pertinentes me permirent de parfaire la version française. Ce fut le début d’une fructueuse écriture de traduction à quatre mains.
Notre fille, Amélia, qui a grandi et fut scolarisée dans les deux pays, me confiait récemment qu’elle trouvait la langue allemande plus belle, peut-être à cause des berceuses que lui chantait Renate lorsqu’elle était petite.
L’allemand, dans son oralité comme dans les œuvres littéraires, demeure pour moi un étranger familier. Chez le poète que je traduis, je vais puiser ce qui me ressemble, tout autant que ce qui me déconcerte. Certaines particularités de ma poésie doivent sans doute quelque chose, par de complexes interactions, à la fréquentation des poètes étrangers, notamment allemands.
Dans notre revue action poétique la poésie allemande a toujours eu une place de choix et je veux saluer ici la mémoire du poète Maurice Regnaut, traducteur de Brecht, Rilke et Enzensberger.
Le recul de l’enseignement de l’allemand en France est préoccupant. Constat amèrement formulé dans un article de la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 12 juillet dernier intitulé : „Die Germanistik ist in Frankreich auf dem Weg zum Orchideenfach!“Et j’enrage d’entendre, même à France-Culture, parler de Piter Handke ou de Oualter Benjamin !
Ce n’est peut-être pas la « Liebeserklärung » que vous attendiez. Mais puisque Erklärung signifie aussi bien ‘déclaration’ qu’‘explication’ (comme dans KriegsErklärung, titre d’un ensemble de brefs poèmes de Volker Braun avec des photos de la guerre états-unienne au Vietnam), disons que j’ai tenté d’expliquer les origines de (j’hésite à employer le mot amour, aussi imposant qu’un fleuve sibérien !) mon attirance, mon amitié, mon affection durables pour la langue allemande et sa littérature.
Alain Lance
Photo Alain Lance et son épouse Renate Lance-Otterbein.
*Conférence organisée par la Fondation Polytechnique à Francfort, le Commissariat général « Francfort en français » et l'Institut Franco-Allemand de Sciences Historiques et Sociales (IFRA/ SHS) en collaboration avec le Börsenverein des Deutschen Buchhandels et dans le cadre de « Francfort en français
On peut lire le texte de cette conférence en allemand