(Note de lecture) Paul de Brancion, "L’Ogre du Vaterland", par Pierre Drogi

Par Florence Trocmé

L’Ogre du Vaterland fait suite et pendant, chez le même éditeur, à Ma Mor est morte, publié en 2011. Portrait du père après celui de la mère. Et pourtant, L’Ogre du Vaterland ne se lit pas comme un prolongement direct ou comme une dérivation de Ma Mor est morte. Le rapport entre ces deux livres est plus complexe et la façon dont ils se complètent ou se répondent, en présentant séparément les deux éléments d’un couple, n’empêche pas que nous ayons affaire à deux ouvrages d’une nature différente.
La temporalité de ces deux livres (la façon dont ils appellent la lecture, d’un trait ou en plusieurs étapes), leur organisation matérielle, leur dispositif, la façon dont est posée la voix, leur objet même pour ainsi dire, diffèrent.
Si le premier pouvait se lire paradoxalement comme un exercice de compassion, à travers même l’expression réitérée de la haine (d’un amour-haine déchiré et hésitant), celui-ci constituerait plutôt un exercice de rébellion, l’expression d’une lutte sans merci pour l’existence, pour rester soi, non aliéné, face au bloc énigmatique et clos de haine, d’indifférence meurtrière ou de négation qu’on identifie comme adversaire et qu’on affronte. Le livre se conclut d’ailleurs par l’expression d’une sorte de victoire, la réaffirmation d’une résistance obstinée que l’adversaire n’est pas parvenu à vaincre.
Le livre est scandé en trois parties. L’une enlevée, jubilatoire, excessive, assumant pleinement l’hyperbole ; la fiction y emporte le tout. Deux plus sèches et factuelles, dégagés au couteau (avec du sang sur la clef). Le livre en ressort plus heurté, plus tranchant que le précédent. Il apparaît surtout plus circonstanciel dans ses deux dernières parties, entrant davantage dans le biographique. Comme s’il y allait aussi avec cela de la peau de son auteur.
On n’y fait plus dialoguer, ou s’opposer, ou fusionner plusieurs idiomes en un seul texte, redoublant ce dernier par son écho « traduit » et clarifié (apaisé, lissé ?) sur la page d’en face : trois langues (anglais, danois, français) aux prises sur la page de gauche, et leur « traduction » ou réduction musicale à une, le français, sur la page de droite. C’est qu’il n’est plus question d’interroger la mère à travers une langue maternelle impossible ou piégée. Ni de trouver proprement les chemins de sa propre langue (d’écrivain, entre autres). Dans L’Ogre du Vaterland le recours, beaucoup plus discret, plus ponctuel, à des mots d’une seule langue étrangère, l’allemand, en regard du français, pointe et durcit le rapport en réduisant le jeu des langues à une opposition binaire. La langue allemande semble désigner à la fois la distance terrifiante où se situe le père (à travers notamment la figure du Roi des Aulnes, à travers aussi ce royaume que constitue le Vaterland) et, en face, le point d’appui unique du « je » qui se dit systématiquement « Ich ». Elle définit ainsi une guerre de positions à laquelle il s’agit de survivre, intact si l’on peut. Une guerre qu’on livre en quelque sorte à l’étranger, sous le masque (ou les mots), ou le casque, d’une autre langue.
La langue en tant que condition de l’expression était affaire de mère, c’est entendu, l’affaire de la mère. Il fallait inventer autre chose (un autre instrument) pour dire cette autre guerre : moins de langage à présent, lorsqu’envisagée sous l’angle du père, que de position et d’identité. Un nouveau dispositif d’ordre mental vient donc remplacer la confrontation et la confusion babélique des langues. On dira le père comme Ogre en se référant aux contes, mettant en écho, subtilement, mais presque mécaniquement ou sèchement aussi (en faisant entendre les frottements entre les deux plans), des citations de contes avec le texte « principal ».
Ces citations diffractent le sens premier ou bien en fournissent un contrepoint ; comme un commentaire moqueur. Et cela grince. La confrontation avec l’univers cruel et revendiqué comme fictif des contes de Perrault fait office de révélateur. L’ironie trace à l’eau forte le portrait d’une solitude enfermée hostilement en elle-même, retranchée, restée jusqu’au bout presque incompréhensible. Comme restent incompréhensibles la solitude des parents du Petit Poucet ou celle de la Barbe Bleue…
Dans un impossible règlement de contes, pour ainsi dire…
Pierre Drogi

Paul de Brancion, L’Ogre du Vaterland, éd. Bruno Doucey, 2017, 120 p., 14,50€.