Juste une petite note: il vous semblera sans doute que ces billets sont écrits de manière assez factuelle sans toutes les blagounettes habituelles et petits essais stylistiques hasardeux. C'est que je les écris méga à l'arrache et qu'ils sont hyper longs parce qu'il y a vachement beaucoup de matériel à couvrir. Sorry, le ton un peu basique est le prix à payer pour un billet hebdomadaire. Je serai spirituelle quand j'aurai le temps...
Préparation
Les lectures préparatoires à la première session étaient délibérément à mi-chemin entre l'essai universitaire et l'essai d'auteur. D'abord 3 textes d'auteur/es jeunesse tirés d'un super (et énorme) recueil d'essais universitaires sur la littérature jeunesse:
- Anderson, M.T. (2011). ‘Point of Departure’. In Shelby Wolf et al. (eds.) Handbook of Research on Children’s and Young Adult Literature, London: Routledge, pp.372-373;
- Pullman, Philip. (2011). ‘Point of Departure’. In Shelby Wolf et al. (eds.) Handbook of Research on Children’s and Young Adult Literature, London: Routledge, pp.313-314;
- Zusak, Markus. (2011). ‘Point of Departure’. In Shelby Wolf et al. (eds.) Handbook of Research on Children’s and Young Adult Literature, London: Routledge, p.330.
non seulement ce bouquin est chouettissime mais sa couv est magnifique
Et puis le fameux texteque Philip Pullman a prononcé lors de l'obtention de la médaille du Carnegie des Carnegie, récompensant la meilleure oeuvre parmi toutes celles qui ont gagné le plus prestigieux prix de littérature jeunesse en Grande-Bretagne pour son 70e anniversaire (en 2007).
Sa majesté Philip Pullman
C'est de ce discours qu'est extraite la célèbre phrase: 'Il y a certains thèmes, certains sujets, trop vastes pour la littérature adulte; ils ne peuvent être abordés de manière adéquate qu'en littérature jeunesse.'A partir de ces lectures, les étudiantes devaient formuler et apporter avec elles trois idées pour ouvrir une discussion collective sur le sujet 'qu'est-ce qu'écrire pour les enfants?'
Les étudiantes devaient également chacune apporter un objet important pour elles ou symbolique d'une manière ou d'une autre.
Entrée en matière
La première session d'un module, comme celle de tout atelier d'écriture, est toujours un peu particulière: il faut à la fois présenter le module, et se présenter les unes aux autres. On se jauge toujours un peu, profs comme élèves: pourquoi ont-elles choisi mon module? le suivront-elles sérieusement? quelles sont leurs attentes? savent-elles quelles sont les miennes? etc.
J'ai d'abord commencé comme toujours par les considérations administratives: structure du module, dates et nature des évaluations, etc.; et enfin la fameuse contrainte du zéro-écran, qui est très bien passée; une étudiante a fait un peu la tronche mais rangé ordinateur et téléphone.
Puis, pour mieux connaître les expériences d'écriture des étudiantes, on a commencé par un tour de table général, répondant simplement à la question: 'Alors vous voulez écrire pour la jeunesse? Pourquoi?'
C'est ce que je fais toujours en atelier d'écriture.
Dans le cas de ce module, je connaissais déjà 8 des 12 étudiantes, qui faisaient partie d'un groupe assez chouette que j'avais déjà eu l'année dernière en module de méthodo et de littérature. Mais je n'avais qu'une idée très vague de leur intérêt pour l'écriture (sauf pour l'une d'entre elles).
Sur les 12, à peu près un tiers avait déjà écrit et aimait écrire - pour plusieurs d'entre elles de la poésie, pour une autre déjà un roman. Les autres n'avaient pas écrit depuis des années, et elles étaient plutôt intriguées qu'acquises à la cause. Trois d'entre elles ont dit avoir choisi ce module car il serait utile à leur développement professionnel, car elles projettent de devenir institutrices.
J'ai ensuite parlé un peu de mon propre parcours et de la manière dont j'avais développé le module pour qu'il conjugue une vision universitaire de la littérature jeunesse et une expertise pratique de l'écriture et de la réflexion sur la notion d'atelier d'écriture.
Débroussaillage d'une épineuse question
Il fallait commencer par parler de la littérature jeunesse en général. Je précise que je m'adressais là à des étudiantes qui n'ont jamais étudié la LJ et n'ont aucune connaissance théorique sur le sujet. J'ai mis au tableau (enfin, à l'écran) les questions suivantes:
Que veut dire 'écrire de la littérature jeunesse'?Que veut dire 'écrire de la littérature jeunesse'?Que veut dire 'écrire de la littérature jeunesse'?
Et divisé la classe en trois groupes de 4. Chaque groupe devait plancher pendant 10 minute sur une seule des questions, en se focalisant sur le terme en italique pour le mettre en tension avec les autres mots de la question; l'idée étant d'ouvrir la discussion collective en dégageant 3 interrogations, lignes de réflexion, ou déclarations. Elles étaient bien sûr encouragées à s'appuyer sur leurs lectures préparatoires aussi.
Je précise (mais ça doit être évident) que cette diapo des 'trois questions' est hyper utile pour tout module de littérature jeunese aussi - ça ouvre généralement énormément de réflexions et de pistes d'analyse sur le sujet, de manière beaucoup plus efficace qu'en les assommant de textes théoriques (qu'elles devront néanmoins lire après, évidemment...)
Cet exercice a bien fonctionné et pendant les discussions collectives entre toutes les étudiantes, je dessinais au tableau un grand 'spider diagram', sorte de toile d'araignée de questions et de réflexions reliées entre elles. Quel âge a le lectorat d'un livre jeunesse? Est-ce qu'on peut parler de littérature quand on a un album sans paroles? Est-ce qu'écrire un livre jeunesse c'est différent de raconter une histoire oralement? Etc.
Je n'ai hélas pas pris de photo de ce spider diagram parce que ça le fait pas trop si je leur dis de pas sortir les écrans et qu'ensuite je m'amuse à instagrammer nos réflexions collectives, mais l'important c'est que cet exercice permet de mettre en lumière très rapidement et très puissamment, à des personnes qui n'y ont jamais vraiment beaucoup réfléchi, l'immense complexité de ce concept qu'est l'écriture de la littérature jeunesse.
Il montre aussi aux étudiantes à quel point on peut arriver vraiment intuitivement à débroussailler un sujet extrêmement vaste, si on y réfléchit en groupe, de manière très focalisée.
Du côté de la modératrice de la discussion (moi, donc), le rôle consiste à consigner sur le tableau les réflexions qui passent, à choisir les plus importantes, à les lier entre elles, à poser d'autres questions 'naïves' pour relancer la discussion, et aussi à noter de temps à autre que telle ou telle question est centrale dans la théorie de la LJ en général, en expliquant rapidement les débats centraux sur le sujet.
Dans mon plan de cours, j'avais prévu 30 minutes pour cette activité (10 minutes réflexion de groupe +20 minutes discussion collective) mais évidemment on a débordé donc ça a duré 45 minutes. Avec les 10 minutes d'intro au début, on en était déjà à 55 minutes.
Quelle lectrice de littérature jeunesse êtes-vous?
La diapo suivante était en grande partie destinée, pour moi, à juger du niveau d'expertise des étudiantes en LJ contemporaine. La question posée était: 'Quels sont les 3 derniers livres jeunesse que vous avez lus?'. Sans surprise (du moins pour ma part), aucune des étudiantes n'avait récemment lu un livre jeunesse contemporain, sauf dans le cadre de stages dans des écoles (mais elles ne se rappelaient pas des titres).
J'ai ensuite spécifié qu'une attente de ce module serait que les étudiantes lisent au moins un livre jeunesse récent par semaine. Cette injonction a évidemment fait beaucoup rire. L'une des étudiantes a affirmé qu'elle était 'so excited' qu'on lui ait donné de tels devoirs, donc ça devrait aller (enfin, on verra la semaine prochaine...).
Quelques pistes (très angliche-focused) pour se tenir au courant des nouvelles publications, que je leur ai données:
- Les grands prix: Carnegie, Newbery, Caldecott, Branford Boase, Waterstones, UKLA...
- Le Marsh Award pour la LJ en traduction
- Demander aux libraires, bibliothécaires et enseignant/es autour d'elles
- Suivre des auteur/es, illustrateurs/trices, maisons d'édition sur Twitter et Facebook
Lire comme une écrivaine
Cette diapo amenait à la suivante: pourquoi lire de la LJ contemporaine, et comment la lire 'comme une écrivaine', c'est-à-dire en partie pour nourrir son écriture? J'ai déjà écrit un billet de blog à ce sujet il y a quelque temps, donc je ne vais pas me répéter, mais on a discuté avec les étudiantes des raisons pour lesquelles on pourrait bénéficier, en tant qu'auteures, de la lecture des textes des autres.
Ayant parlé de cela, on a discuté plus précisément des stratégies de lecture que l'on peut développer lorsque l'on cherche à 'lire comme une auteure'. Je leur ai montré une liste établie par Heather Sellers dans The Practice of Creative Writing: A Guide for Students (New York: Bedford, 2008): (ma trad)
Concentrez-vous sur les aspects suivants lorsque vous examinez le travail d'autres auteur/es:
- Qu'est-ce qui crée de l'énergie dans ce texte?
- Pourquoi ce texte est-il intéressant? Qu'est-ce qui me donne envie de continuer à lire?
- Si je n'ai plus envie de le lire, si mon attention s'amenuise, pourquoi?
- Quand est-ce qu'il me transporte totalement, et comment ça se fait?
- Quels sont les motifs?
- Sur quoi mon attention se porte-t-elle?
- Qu'est-ce qu'il me fait voir différemment?
- Comment l'auteur/e a-t-il/elle commencé le texte, et par quoi a-t-il/elle choisi de le terminer? Pourquoi à ce moment-là?
(slide powerpoint pour la VO)
On a passé quelques minutes à discuter de cette manière de lire, et à réfléchir à d'autres questions encore. On a ensuite comparé cette approche du texte et une approche traditionnelle de critique littéraire 'académique': en quoi ces questions diffèrent-elles d'une analyse de texte telle qu'on pourrait la faire en cours de littérature? En quoi sont-elles similaires?Je cherchais à faire émerger dans l'esprit des étudiantes l'idée que, bien que ces questions soient sensiblement différentes d'une approche de critique littéraire, elles reposent sur des stratégies de lecture pas si éloignées: le repérage des motifs, éminemment, peut être enrichi par une connaissance critique des genres littéraires; mais même des questions qui semblent subjectives (qu'est-ce qui m'intéresse? qu'est-ce qui me transporte?) peuvent reposer sur des considérations de rythme, de figures de style, de structure, de stratégies narratives, d'intertextualité, de caractérisation, etc.
Ensuite il était enfin l'heure de faire une pause, alors on s'est toutes jetées sur nos smartphones pour les défricher de toutes les nouvelles notifications qui s'étaient accumulées pendant 1h.
Lire comme une écrivaine 2: en pratique
Dans mon plan de cours j'avais prévu qu'on aurait terminé la première heure après l'exercice de lecture, mais c'était loin d'être le cas, alors j'ai dû reporter l'exercice de lecture au début de la deuxième heure.
Pour cet exercice, qui visait à mettre en lumière ce que peut offrir les stratégies de lecture suggérées plus tôt, j'ai donné à mes étudiantes les quatre premières pages du très joli livre de Lois Lowry The Willoughbys, qui est un drôle de petit roman entre le pastiche et la parodie, qui reprend les codes des histoires pour enfants du 19e siècle et les décale habilement.
Je leur ai laissé 5 minutes pour lire ce début, en ayant à l'esprit l'une des questions de Heather Sellers, pour voir comment cela orientait leur lecture. Puis on a débriefé ça en groupe.
Elles avaient toutes des réflexions assez intéressantes sur la manière dont la question choisie avait focalisé leur attention sur tel ou tel aspect du texte (je notais au fur et à mesure au tableau). Le plus grand intérêt de l'exercice, il me semble, a été de montrer, par l'accumulation d'aspects notés par les étudiantes, à quel point ce début est complexe et combien de différentes facettes peuvent constituer des points d'intérêt pour celle qui 'lit comme une auteure'.
Je pense qu'on n'a pas passé assez de temps à débriefer, cependant, parce qu'on était charrette et je voulais commencer l'écriture proprement dite.
Atelier: L'objet que vous avez apporté avec vous.
Pour ces deux ateliers, que j'ai déjà faits par le passé, je me suis inspirée librement d'exercices assez courants en atelier d'écriture, et aussi du supergénial roman Le groupe de Jean-Philippe Blondel, qui parle d'un atelier d'écriture dans un lycée, et de bien d'autres choses encore par ce biais-là.
La première contrainte était la suivante:
- Sortez l'objet que vous avez apporté avec vous. Racontez son histoire. (5 minutes)
A la fin des 5 minutes, j'ai immédiatement fait apparaître sur l'écran le deuxième exercice:
- Echangez votre objet avec votre voisine. Inventez l'histoire de ce nouvel objet, cette fois-ci en ayant spécifiquement à l'esprit que votre texte puisse s'adresser à un lectorat jeune. (10 minutes)
Fin de l'exercice et partage
A la fin des 10 minutes, on a parlé d'abord de l'expérience en elle-même: est-ce que c'était difficile? étrange? drôle? J'ai insisté pour qu'elle se rendent compte de la quantité de texte que l'on peut produire en quelques minutes seulement. Puis je leur ai demandé d'échanger leur texte avec leur voisine et de passer 5 minutes à lire et 10 minutes à échanger sur ce sujet.
Je précise qu'en cours comme en atelier, je n'impose jamais à quiconque de partager ses textes avec toute la classe: je pars du principe qu'il ne faut le faire que si on a envie, et de toute façon au fil des sessions il y a toujours une décontraction qui s'installe et finalement tout le monde ou presque partage avec le groupe complet. Par contre, j'impose le partage avec la voisine, et en contrepartie je permets aux étudiantes de s'asseoir à côté de qui elles veulent.
Le partage, comme toujours pour un premier exercice, était ponctué de rires nerveux et d'exclamations. J'ai noté au tableau ce que j'entendais au vol: des phrases comme "C'est cool, j'aime bien!", qui constituent toujours le commentaire numéro un de tout atelier d'écriture au départ.
Puis on a discuté collectivement de la manière dont le partage s'était effectué, et on a commencé à débattre de ce que peut être, ou doit être, un vrai retour de lecture entre pairs. La grande difficulté, évidemment, c'est qu'il faut parler en direct à l'auteure du texte; comment faire pour que ce jugement soit bienveillant mais aussi utile et constructif?
Je leur ai donné un autre extrait de Sellers où elle dit:
Dans un cours d'écriture, tous les membres du groupe doivent essayer d'être le meilleur lecteur possible pour chaque texte. On est comme un électricien qui examine une maison: le décor, on s'en fiche. On est là pour vérifier ce qui fonctionne, ce qui est correctement branché ou ne l'est pas. Concentrez-vous sur le texte que vous avez entre les mains, et sur les outils qu'a utilisé l'auteur pour créer ce texte. Laissez de côtés votre opinions de l'auteur. ... Parlez de la nature du texte avant de proposer votre critique; c'est ce qui s'appelle un retour sans jugement [non-judgmental response].On a parlé de cet extrait. L'impression générale du groupe était qu'il y a beaucoup de problèmes dans cette conceptualisation du feedback, du retour de lecture; qu'il est problématique de voir le lecteur comme un électricien, qu'il n'est pas clair de quoi il retourne quand on parle du 'décor', qu'il est irréaliste de penser qu'on peut laisser de côté ses opinions personnelles, et qu'il est sans doute d'ailleurs indésirable de le faire. Cependant, l'idée de parler de la nature du texte avant de commencer sa critique a semblé trouver un écho parmi les étudiantes.
Des mots ont émergé, pour qualifier un échange idéal autour d'un texte: que le feedback soit 'spécifique', par exemple. J'ai précisé que tout le long de l'année, nous travaillerions sur le concept d'échange de textes entre pairs, pour tenter de mieux cerner cette activité si particulière et de voir comment on pourrait lui donner une structure et des paramètres précis.
On a ensuite parlé un petit peu des textes. La plupart des étudiantes ont dit que la seconde contrainte ne leur avait pas fait 'simplifier' leur style, mais qu'elles avaient écrit le texte différemment en ayant à l'esprit un lectorat jeune. L'une a dit qu'elle était 'tout de suite partie dans une histoire', alors que le premier texte avait été simplement descriptif. Ce sont des ébauches de réflexion qu'on continuera dans les prochaines semaines.
Et là c'était vraiment l'heure de les laisser partir. Je les ai rapidement briefées sur la préparation pour la semaine suivante, et elles se sont éclipsées.
Je dirais que cette session s'est passée plus ou moins comme je l'avais prévue, à part un temps un peu trop élastique sur la grosse réflexion de groupe du début, mais c'est normal, ce genre d'activités 'bave' toujours un peu et ça reflète le fait que la discussion a été très riche. Cependant je ne risquais pas grand chose dans cette première session: toutes les activités m'étaient très familières car je les avais souvent utilisées (à la fois en cours de LJ et en ateliers d'écriture) donc ce n'était pas du matériel totalement nouveau pour moi.
Session suivante, lundi prochain: Le personnage et la caractérisation.