Andres Serrano photographe et moraliste

Publié le 15 octobre 2017 par Thierry Grizard @Artefields

Andres Serrano

Andres Serrano, photographie, art contemporain, exposition, musée du Petit palais | Publié par Thierry Grizard le 15 octobre 2017. 

Andres Serrano le moraliste

La carrière de Andres Serrano s’est construite, dès ses débuts en 1987, sur le scandale, spécifiquement avec la représentation d’un Crucifix immergé dans l’urine. Or quand on prend le temps de considérer la cohérence de son travail on réalise que l’artiste américain est plus polémique au sens étymologique que provocateur et encore moins transgressif.

© Andres Serrano, “Piss Christ”, 1987. Série “Immersions”, 1987-1990.

Il aborde avec constance, dans une manière esthétisante et théâtrale, des questions sociales et éthiques qui sont considérées par nombre comme tabous ce qui a pu conduire les esprits peu attentifs à penser qu’il n’était soucieux que de susciter l’indignation.
Ce qui il y a probablement de plus dérangeant ici, c’est d’aborder des sujets difficiles, considérés comme vulgaires ou profondément refoulés comme des tableaux de maîtres de la peinture classique. Andrés Serrano monumentalise par la picturalité et le format de ses photographies des sujets voués à la forclusion. Cette forme d’éloquence visuelle introduit l’écart et déporte le sujet dans un registre que la bienséance ou l’hypocrisie sociale lui refuse habituellement.
Cette mise en déséquilibre de sujets rejetés à l’index ou caricaturés n’est pas complètement originale dans les années 80. En effet, beaucoup d’autres photographes de la même génération se sont livrés à un travail de déconstruction de l’image. La particularité de Serrano est de se concentrer sur les mœurs, la sexualité et le religieux dans une esthétique très éloignée, par exemple, de l’Ecole de Dusseldorf notoirement dominante dans cette période.

© Andres Serrano. “Crucifixion I” (Holy Works), 2011. Courtesy Galerie Nathalie Obadia Paris / Bruxelles. Exposition au musée du Petit Palais, Paris, 2017.

Une autre particularité du photographe est qu’il n’intellectualise pas sa démarche, elle ressort plutôt d’un univers très personnel et subjectif nourri en particulier par l’art classique Baroque, Classique ainsi qu’une forte imprégnation « religieuse », portant encore certaines traces de la tradition amérindienne et l’omniprésence de la mort.

C’est ainsi que l’on peut considérer parmi les photographes réputés de ces décennies Martin Parr comme une sorte de sociologue, Andréas Gursky comme un éthologue, Hiroshi Sugimoto tel un entomologiste, Thomas Ruff comme un épistémologue, Serrano est quant à lui un genre de moraliste, mais un moraliste ambivalent, plus intuitif que rhétorique oscillant entre fascination morbide, la « religiosité » comme rituel, et le questionnement spirituel.

Transgression et ironie polémique

La facture de Serrano se caractérise par une esthétique post-moderne spécialement en raison de son syncrétisme où s’hybrident le Baroque (Caravage), le Classicisme (David), le Pop Art et l’héritage de Marcel Duchamp (tout peut-être une œuvre d’art). Elle situe avec brutalité le débat sur le plan des idées qui sous-tendent telle ou telle communauté de valeurs ou de mœurs. C’est la raison pour laquelle son travail relève plus du constat critique et polémique (propre à provoquer le débat) que de la transgression. A l’image du Pop Art on est plus proche de l’ironie que de l’écart face à l’ordre et les règles normatives, avec évidemment le goût propre au post-modernisme pour l’esclandre.

Andres Serrano, Juana Rios Rios, Juana de Cubana, Fortune Teller (Cuba), 2012 © Andres Serrano, Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia Paris / Bruxelles.

Ces portraits des marges ou au contraire des grandes tendances socio culturelles sont donc souvent purement factuels. La position de l’auteur n’est marquée d’aucune manière claire. On note son penchant pour les exclus mais sans qu’il y ait un appareil critique se surajoutant à l’image. On est quand il s’agit d’autres sujets que le sacré dans une démarche iconographique comme de nombreux autres photographes plasticiens de la même génération tel Jeff Wall.
Ce sont des artistes qui inscrivent leurs travails dans la critiques déconstructive de la mise en image du réel. Andres Serrano nous confronte aux interdits, à nos interdits, ceux de voir et penser, sans pour autant tenir le moindre discours sous-jacent. Donc à l’inverse d’un Jeff Wall il ne développe pas de système théorique, même implicite, il y a le même appel à la tradition, mais dans un univers mental extrêmement subjectif et métaphorique alimenté de résonnances intimes et artistiques. Il y a un aspect Buñuelien dans le travail du photographe-peintre, voire même Lynchien d’autant plus qu’Elephant Man date de 1980 et Blue Velvet de 1986, au moment où Serrano reprend sa vie en main et décide de revenir à l’art après avoir connu l’univers de la drogue jusqu’à être « dealer » de rue.

La chair, le sacré

« The Immersion (Piss Christ) », (1988), son œuvre la plus connue, qu’il porte comme une croix tant on résume son travail à cette pièce unique, a été réalisé en 1987, une époque où le retour du religieux faisait tout de même moins débat qu’actuellement. Serrano prétend avoir voulu exprimer ici sa « religiosité », c’est à dire sa manière intime de vivre l’héritage familial. Difficile de savoir où est la part d’ironie et de provocation dans ses propos. Ceci dit cette réflexion non conformiste sur le fait religieux, la mort et les épiphanies semblent étayée par de nombreuses autres photographies bien moins connues et souvent plus formelles que scandaleuses. Pour Serrano la religion catholique, telle que vécue en Amérique centrale, et ses oripeaux constituent un univers phantasmatique qui alimente esthétiquement une grande partie de ses créations. Il ne retient de cette influence que le rituel, le symbolisme, le théâtre des signes et la dramatisation.

© Andres Serrano. “Soeur Yvette”, Paris 1991. Série: “The Church”, 1991.

En outre, quand on considère les thèmes religieux abordés dans l’art on constate rapidement chez un Grünewald ou Holbein à quel point la représentation de la mort du Christ ou son martyre est fréquemment très corporelle voire organique. L’humanité du Christ et les saints ne cessent d’être exposés aux pires sévices et ceci dans les moindres détails. Finalement Serrano reprend dans l’esthétique et l’éclairage baroque ou classique une thématique religieuse existante sans s’interdire évidemment une transposition dont il serait malhonnête de ne pas dire que du point de vue du dogme elle est sacrilège.

© Andres Serrano. Soeur Jeanne Myriam, Paris 1991. Série: “The Church”, 1991.

Serrano, baroque ou classique ?

Ce qui prête le plus à la lecture courante concernant le travail de Serrano vu comme scandaleux repose beaucoup sur le caractère esthétisant et monumental de son œuvre. Le photographe américain ne cesse de clamer son goût pour le baroque, notamment Caravage. Or cette référence n’est pas superficielle et dominée par le seul aspect stylistique, à savoir la véhémence, l’excès et une forme plus ou moins manifeste de violence. Touchant Caravage ce qui a probablement retenu l’attention du plasticien doit consister dans la mise en scène de la condition humaine et de sa salvation dans des arrêts brutaux de l’action mise en pleine lumière, et notamment des modèles issus du peuple et exprimant dans leurs chairs au sens strict la tragédie humaine soumise à la perte, le manque, la déchéance et la peccabilité.

© Andres Serrano. “Lori and Dori”, 2001. Série: “The Interpretation Of Dreams”, 2001.

L’image et son commentaire

Les séries sur les sans-abri ces « mendiants » des temps modernes et les « gisants » des morgues sont des expressions parfaites de l’esthétique baroque et classique propre au travail de Serrano qui dans l’acuité du détail et le tranchant des éclairages parvient à quelque chose d’excessif qui bouscule ou dérange. La série des morgues est très parlante, elle mêle le sacré, le pathos et la corporéité dans son questionnement acerbe sur la mort en empruntant beaucoup à l’iconographie baroque et surtout, en l’occurrence, classique (David), notamment les voiles posés sur les défunts, les rouges et blancs, les drapés ou le regard figé et extatique d’une jeune femme décédée du sida rappelant Rogier van der Weyden.

© Andres Serrano. .”Blood Transfusion Resulting in AIDS”, 1992. Série: “The Morgue”,

Par ailleurs, ces photographies se définissent avant tout par leurs titres qui est une manière de conjurer l’anonymat de la mort mais aussi de souligner à quel point le passage de vie à trépas est dérisoire, presque vidé de sens. Les indications techniques sur les causes de la mort dans leur précision ne disent rien au final de ce qui est magnifié dans ces clichés à la sensualité paradoxale, où l’on « sent » le soyeux des cheveux d’un enfant mort de méningite ou l’on reste stupéfait par la fraicheur et le coloris d’une trace de sang s’écoulant d’une plaie révélant ce qui se cache d’organique sous l’épiderme absolument pas cadavérique d’une personne sans identité assassinée au couteau.

© Andres Serrano. “Infectious Pneumonia”, 1992. Série: “The Morgue”, 1992.

On perçoit dans ces photographies au cordeau et à l’éclairage froid, apparemment loin de toute dramatisation mais en réalité très composées et nourries d’une multitude de références artistiques, la brutalité du silence glacé de la mort mais aussi ce qui faisait la beauté du vivant. C’est ce à quoi Serrano veut rendre justice, ce qui l’a arrêté sur le choix de tel ou tel cadavre, et qu’il élève de la photographie judicaire ou documentaire au statut de tableau.

© Andres Serrano. “Omar Berradi”, 2015. Série: “Denizens of Brussel”, 2015.

Les titres sont essentiels dans les photographie-peintures de l’artiste américain. Chaque titre dans la série « Morgue » est circonstancié et restitue un semblant d’individualité qui ne fonctionne au final que par l’extrême attentions aux détails physiques. Ce procédé très fréquent chez Serrano rappelle l’art conceptuel et la mise en question intime de ce qui paraît être représenté. Qu’il s’agisse des sans-abri ou de la série « Torture », (2015), le texte introduit un nouvel axe de lecture souvent très ancré dans le réel « a contrario » de la mise en image emphatique.

Les marges et l’écart

L’écart entre la manière et le sujet est donc la clé de voute du travail du photographe américain. C’est ainsi qu’avec de la série « Klan » Serrano dresse des portraits à la Zurbaran des membres du Ku Klux Klan. Dans la série « A History of Sex », (1995-1996), il s’agit d’un catalogue des pratiques sexuelles considérées comme déviantes présentées comme des portraits officiels de capitaines d’industrie ou de puissants de ce monde.

© Andres Serrano. “Head”, 1996. Série: “A History of Sex”, 1995-1996.


© Andres Serrano. “Klansman (Knight Hawk of Georgia IV)”, 1990. Série: “The Klan”, 1990.

La série « Torture » expose des supplices reconstitués de manière dépouillée, parfois dans des clairs obscurs évoquant Le Caravage, Mantegna, David voire Géricault. La série « Native Americans », (1995-1996) figure les exclus économiques ou les victimes de l’histoire sous la forme de portraits d’apparat dans de modestes atours pourtant magnifiés par l’éclairage, le chatoiement des couleurs et le luxe de détail exactement comme un portrait de cour. L’écart est donc dans la forme qui brise les normes et aborde dans un style grandiloquent et plein d’afféteries des sujets d’un autre registre à savoir l’enquête sociale. Ce déséquilibre constant entre la forme et le fond pour reprendre une terminologie désuète, de surcroît alimenté par les obsessions esthétiques de Serrano, aboutit à brouiller les frontières et à soulever en conséquence l’ire des bien-pensants. C’est ce qui fait de Serrano une sorte de moraliste polémique.

© Andres Serrano. Série: “Torture”, 2015.


Andres Serrano, biographie :


Andres Serrano est un photographe américain né en 1950 à New York. De 1967 à 1969 il poursuit ses études à la Brooklyn Museum Art School. Sa première exposition en tant que photographe se tient en 1985. Dès ses débuts il porte son attention aux problèmes sociaux dans une obsession très personnelle pour l’univers esthétique du catholicisme hérité de son environnement familial.


Galerie d’art :

  • Galerie Nathalie Obadia, Paris.

Principales séries photographiques d’Andres Serrano :

  • 1985-1991 : “The Church”.
  • 1987-1990 : “Immersions”.
  • 1990 : “The Klan”.
  • 1991 : “The Church”
  • 1992 : The Morgue”.
  • 1995-1996 : “History of Sex”.
  • 2000-2001 : “The Interpretation on dreams”
  • 2001-2004 : “America”.
  • 2015 : “Denizens of Brussels”.

Quelques collections publiques où Andres Serrano est présent :

  • Museum Of Modern Art (MoMA), New York, US.
  • National Portrait Gallery, Washington, US.
  • Whitney Museum of American Art of New York, New York, US.
  • Museum of Contemporary Art,Chicago, US.
  • Museum of Contemporary Art, Los Angeles, US.
  • Musée d’Art Contemporain de Bordeaux, Bordeaux, France
  • Maison Européenne de la Photographie, Paris, France
  • Collection Lambert, Avignon, France
  • Musées Royaux des Beaux Arts de Belgique, Bruxelles, Belgique.
  • Museo Reina Sofia, Madrid, Espagne.
  • Vancouver Art Gallery, Vancouver, Canada
  • Israel Museum, Jerusalem, Israel

Enchères en maison de ventes:

    • Andres Serrano, “Hercules punishing Diomedes (part I and II)” (1991), Cibachrome 165,2 cm x 228 cm, Prix au marteau: 40 989 € , Phillips , 30/06/2017, Royaume-Uni.

    • Andres Serrano, “Nomads (Roosevelt)” (1990), C print 152,4 cm x 125,7 cm, Prix au marteau: 8 921 € , Sotheby’s , 29/09/2016, États-Unis.

  • Andres Serrano, “Piss Christ” (1987), Cibachrome 101,6 cm x 69,8 cm, Prix au marteau: 112 336 € , Christie’s , 13/11/2014, États-Unis.
 

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Exposition Andres Serrano au Musée du Petit Palais


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Photographie et art contemporain

Andres Serrano, oeuvres

Bodily Fluids






Immersions, 1987-1990






Nomads, 1990




The Klan, 1990


The Church, 1991




The Morgue, 1992




Native Americans, 1995-1996




America, 2001-2004






Holy Works, 2011







Residents of New York, 2014




Torture, 2015






Andres Serrano, sources d’inspiration








Thierry Grizard | Artefields.

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