Le bout de ma rue est liquide.
Aqueux oui!
La moitié d'une arène de sable
se la coulant douce
ou liquéfiée suivant ses humeurs
dans un matelas qui baille
à flots perdus.
Le bout de ma rue est solide
spectacle.
Sous bien des apparences
il manigance avec la troupe
et ses marées.
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"Prends l'éloquence, et tords-lui son cou."
Paul Verlaine
"Je fis une tempête au fond de l'encrier."
Victor Hugo"L'anarchie est la formulation politique du désespoir. L'anarchie n'est pas un fait de solitaire; le désespoir non plus. Ce sont les autres qui nous informent sur notre destinée. Ce sont les autres qui nous font, qui nous détruisent. Avec les autres on est un autre. Alors, nous détruisons les autres, et, ce faisant, c'est nous-mêmes que nous détruisons. Cela a été dit; il importe que cela soit redit. Le Christ, le péché, le malheur, le riche, le pauvre... nous vivons embrigadés dans des idées-mots. Nous sommes des conceptuels, des abstraits, rien. Une morale de l'anarchie ne peut se concevoir que dans le refus. C'est en refusant que nous créons. C'est en refusant que nous nous mettons dans une situation d'attente, et le taux d'agressivité que recèle notre prise de position, notre négativité est la mesure même de l'agressivité inverse : tout est fonction des pôles. Nous sommes de l'électricité consciente ou que nous croyons telle, cela devant nous suffire. Les postulats, les théorèmes, le quid éternel qui est notre condition d'homo curiosus, tout nous porte vers des solutions d'altérité à des problèmes que nous fabriquons. L'énoncé du problème est suspect par cela même qu'il s'exprime dans un langage conventionnel. Muller, au siècle dernier, s'inquiétait de savoir pourquoi le passé du verbe to love n'est le passé que dans le suffixe. Loved ... et le passé s'étale, dramatique. Ce n'est rien d'entendre dire : love; c'est un présent qui nous satisfait ou nous informe, simplement. Il suffit que la désinence entre dans le jeu pour que tout change, en dehors même du problème linguistique. Ce d, ce loved suscite immédiatement le regret qui est de la révolte civilisée. Tout un potentiel d'irréversibilité s'inscrit dans cette lettre qui semble conventionnelle et qui n'est que le résultat d'une longue évolution phonétique tendant vers la simplicité, vers la clarté de la parole. La grammaire soumise, il reste cet outil, ce mot faisant du passé, fabriquant une conscience, des pensées, de la mélancolie, de l'histoire. Nous ne savons pas que les conventions, qu'elles soient linguistiques, morales, religieuses, économiques, nous enferment dans le "social" comme une toile invisible qui nous met en situation de faire quelque chose, de penser cette chose comme si de toute évidence elle était une création de notre volonté de faire et de penser, alors que nous sommes la mouche prise, réduite, par une araignée qui nous observe sans nous manger. L'homme est mangé par la société mais il se réinvente perpétuellement, par une sorte de connivence inconsciente qui fait de la victime l'élan vital de son bourreau. Sans crime, point de bourreau, pardi! Ce sont les juges qui fabriquent les délinquants. Comme le dit Sartre à propos de la trahison, la répression est un crime adventice, un crime au second degré qui ne saurait montrer son visage le premier, c'est pour cela que les sociétés sont répressives : elles tuent par délégation, en second lieu ou mieux, par ricochet. Elles tuent par la Morale, aussi tranchante, mais enfermée et garantie de par la procédure. La procédure est une façon mécano-graphique de tuer son prochain.
L'histoire de l'Humanité est une statistique de la contrainte. Je ne pense pas, dans nos modes habituels de penser, qu'il puisse y avoir une vie possible sans la contrainte. La Loi, quelle qu'elle soit - fût-elle la plus désintéressée - comprend toujours ce qui est en dehors d'elle, son contraire, l'anti-loi, ce qui est derrière la promulgation. Il y a dans la pensée du législateur des coins d'ombre où mûrissent les activités louches et nécessaires de la jurisprudence. Une loi contre la torture n'est pas une loi complète si elle ne prévoit pas la torture pour qui torture ...
"Pour un œil, deux yeux ... pour une dent, toute la gueule" disait Lénine, je crois, avec un sens troublant de la métaphysique de la vengeance et de ses intérêts composés ...
Ce qui saute aux yeux et à la gorge de l'homme c'est bien cette contrainte sans quoi la société ne pourrait subsister, et c'est bien de subsistance qu'il s'agit. Cette force contraignante qui me fait m'habiller aux mieux des canons de la mode contemporaine afin de ne point forcer le rire de ceux qui me regardent, en dit assez long sur l'accoutumance du citoyen à la règle du ça se fait, ça ne se fait pas. Ce qui me hante, c'est la contrainte et pourquoi je m'y donne. Montrez-moi donc un homme dans cet univers de matricule !
La destruction est un ordre inversé. C'est la négation du Bien social que j'analyse dans la grenade amorcée. Qu'est-ce que le Bien social sinon ce qu'aujourd'hui je définis comme étant le Mal, mon Mal, ce Mal qui me bâillonne, qui me soumet. Le gonds de la porte sautés, je rentre dans la Cité, des fleurs noires à la main, et on me lynche. J'entre avec mon Bien qui devient leur supplice, leur Mal par moi donné. Je suis devenu le diable. La contrainte est cette exonération de principe qui me justifie dans ma prudente obéissance, véritable image du civisme. J'obéis, sans ordre. J'obéis, parce que membre de cette société je m'ordonne de me taire. Il y a chez tout domestique une heureuse disposition d'esprit qui le fait se plier sans casse jamais. Les images contraignantes me sont projetées jour après jour selon des normes acquises et tellement envahissantes d'admirables techniques que le poste de réception qui me transmet les mots d'ordre est réglé pour le son et pour la juste valeur des points, des lignes, par moi. J'ai cessé de penser par moi. Chez moi, je pense ON. Le JE est défiguré par une grammaire nouvelle qui me désapprend la solitude et le courage, celui qui me met à portée de voix de la vraie vie s'est émasculé. J'ai coupé les plombs à mon courage. Je suis noir. Dehors, si je le sortais indemne; il y a fort à parier qu'on me le rapporterait avec un catalogue de pénalités. Nul droit privé, nul droit public; ce sont des mots de doctrine. Il n'est qu'un droit : pénal. Rien ne va plus dans l'obligation que je me mets sur le dos en signant au bas du contrat, sans l'assortiment prévu de contraintes pécuniaires, si je ne m'oblige pas. Pourquoi n'assure-t-on pas la contrainte ? Parce que la peine ne peut se garantir. Elle est assumée de toute éternité. J'en suis l'artisan. Si je la révoque, elle se retourne et me gifle. À genoux, je rythme la cadence des coups qu'elle me porte, sous le charme, malgré tout, du délai et de la grâce.
Dans ce Bien, dans ce Mal, je me sens étranger. Je suis un forain de la Morale. Si le Bien est femelle, le Mal laboure. Un troisième sexe m'importe davantage et c'est peut-être cela, l'indifférence. L'indifférent s'est dépossédé de son droit. Il n'invoque plus rien. Il regarde, le cas échéant, il regarde le droit : signal d'alarme, rue barrée, conscience du fait social. Je crois en une relativité juridique dès que j'ai sabordé les postulats fondant la règle de droit. Nous sommes encore des romanistes. Le Code civil est un traité pratique de droit romain revu par une séquelle révolutionnaire. Nous ne sommes guère loin du sacramentum in rem, de l'in jure cessio, et des formules du très ancien droit qui sanctionnait telle manigance juridique. On a simplement dénigrifié les actions de la loi pour en arriver à cette tartufferie jurisprudentielle qui saute de l'article 1382 à l'article 1384 et qui inclut de la responsabilité dans une arche de béton, s'il le faut. La responsabilité des choses a mis le risque dans la gueule du chien. Le maître mord par procuration, et c'est cela la civilisation du droit : donner une pensée à la matière inerte, mettre l'homme au ras de la chose, le dépersonnaliser au point de transformer ce qu'une morale antique nommait la faute en un risque latent. Le risque c'est de la faute antidatée.
De cette machinerie dont je suis le serf, de cette incessante ingérence de mes viscères, de mon sang, de mes nerfs, de cette prison définitive où l'on m'a mis - moi, mammifère bipède - je ne me libère que par des mots. Ma pensée, régie par mes humeurs, mon imagination qui se règle sur le déjà fait, le déjà vu, me sont une tromperie supplémentaire. Mon désespoir est un désespoir chimique. Je me meurs de mourir à chaque seconde. Je n'ai de salut que dans le refus, une tromperie de plus mais terriblement suractivante.
Je suis roi de ma douleur et c'est elle qui me soumet. Au fond, la douleur serait un plaisir, n'était la démangeaison qui me la met toujours en épigraphe. Sur le livre de notre vie, un mot plein, signifiant : "Souffre!"
Le chien qui crie, un homme qui gueule, rien ne les différencie. Je me sens particulièrement "chien" à mes heures de retrait du monde. D'ailleurs, je prends mes facultés de parole. Je ne me parle jamais. Je me chante. Je me mathématique. Je me nature. Je parlerai de cette grammaire qui nous a muselés depuis longtemps. Je ne puis supporter la faute d'orthographe. La règle, à ce point ancrée, est au-dessus de la règle. Elle est transcendée, dirait le philosophe ... Et la règle se surpassant devient "moi". La morale, d'où qu'elle émane, est bien près de cette autodictature. Ce ne sont pas les tyrans qui gouvernent. Le monde c'est de l'anarchie tempérée par des règlements de solitaires et quelques barèmes policiers.
La propriété ? C'est le mot qu'il faut changer. Je suis propriétaire de mon droit de revendiquer "cette" propriété, objet de ma convoitise et dont la sanction possessive ne s'en remet qu'à l'argent qu'il me faut pour en devenir le maître, à moins que je n'aie décidé de transgresser l'ordre établi et de m'emparer par la force ou par la ruse d'un bien que je considère, de toute éternité, comme devant m'appartenir. Et ce qui m'appartient, je peux le casser : c'est ça le droit de propriété, le droit de détruire ... ad libitum ! Le droit de propriété sur le Van Gogh que j'ai payé trois cent millions, ça n'est pas celui de le mettre à la banque en attendant les jours maigres, ça n'est pas non plus celui de le regarder tout seul, chez moi, en maugréant ou non sur les façons particulières que le peintre avait d'aller au bordel, le rasoir dans la poche et l'oreille aux aguets ... Non, mon véritable droit de propriété sur ce tableau est de pouvoir le brûler, dans ma cheminée, sur un bûcher d'indifférence, avec, dans l'œil et dans cette mémoire imaginée qui ne se trompe guère car les choses tournent en rond, les critiques d'art de l'époque qui n'ont rien vu du génie de Vincent. Or, moi, je vois et je suis devenu seul à "voir" dans cette pyromanie critique ! Je ne vois pas la pâtée de mon chien parce que je ne mange pas "chien". Ce n'est pas si sûr que ça, d'ailleurs. Dans le confort de mon salaire, de ma quinzaine, de ma paie, de mes émoluments, de mes honoraires (curieuse façon de multiplier le vocabulaire du fric ...), je ne regarde même pas le chien manger. C'est un monde qui m'indiffère. Moi, je suis un homme qui pense et qui mange du sauté de veau, du caviar frais ou du laitage, car le médecin me l'a recommandé. Mais ce système niveleur qui consisterait à me mettre à portée animale, à mesurer l'étendue, le territoire de la faim, de l'hydre jusqu'aux abonnés de la cantine communautaire, à souscrire au garde-manger des mouches tirées à quatre épingles sur la toile d'araignée en me disant : "C'est très bien, je "m'araigne", j'en ai encore pour quatre jours ...", cela, jamais, et pourtant ... Si je meurs de faim, je broute, je dure, je ne pense plus au manger "chien" ou "homme" mais il importe que je "tienne" parce que la société m'a identifié, elle m'a donné un nom, je suis le fils de quelqu'un. Ce n'est pas un droit, la filiation, c'est un état. Un chien qui vole reçoit un coup de pied. Si je vole un pain, on m'enferme. Mon travail donc me vaut de n'être pas aux fers. Il vaut mieux, des heures durant, planter des clous dans l'imbécile planning de la merde prolétarienne que de bayer aux corneilles et, le soir venu, tendre des filets aux "honnêtes" gens et puis aller faire des comptes au commissariat de police. Le contentieux correctionnel que j'évite me fait l'esclave de quelqu'un et, aujourd'hui, d'un être précis : la société anonyme. Je veux dire par là, non pas l'artifice juridique qui met le Capital dans une action cotée en Bourse, mais ces gueules multiples du trottoir et du métro, le Peuple, l'humus sur lequel pousse tous les quatre ou cinq ans ce qu'il est convenu d'appeler le suffrage universel ! Les gens que je ne vois n'existent pas. Si je ne suis pas un bandit c'est parce que le Peuple a voté pour qu'on invente le Procureur de la République.
Le peuple, c'est le fourrier de la tyrannie.
Une psychanalyse de la patrimonialité commencerait par nommer : le droit se parle. Mon patrimoine ne saurait vaincre jamais les prétentions de l'État à me soumettre à ses vues d'expropriation ou l'appréhension d'un voisin arguant d'une servitude de mitoyenneté si je ne produis pas la preuve cadastrale de mon bien. Qu'est-ce que le Mien sinon une convention achetée ? Mon chêne à moi, mon chêne est centenaire. Une vue plus saine m'indiquerait qu'il est à celui qui l'a planté, au chêne père de la libre nature, au paysage dont il est un point mouvant dans la tempête ou statique dans l'été bleu. Qu'il est à lui-même, enfin ! Mon rein est à moi ...
Cette parole qui m'enchaîne au droit patrimonial est une parole de circonstance, une parole admise, écrite au bas de l'acte notarié et transcrite sur le registre des hypothèques, autre certitude d 'authenticité. Le mot est lâché : "authentique". Je m'en remets au parchemin, à l'écriture serve de cette parole inventée par le jeu social.
Nous jouons à nous barricader dans les mots de possession : ma maison, ma femme, mon stylo, ton droit, son chien, Karl Marx n'a pas assez médité sur la conjugaison possessive, la seule à ne jamais craindre les fautes d'orthographe, la conjugaison du mien et du tien. Toute l'Économie Politique repose sur un geste : la main qui livre, la main qui prend. Les théories sont en marge et n'expliquent qu'une certaine psychologie dans la détente de la production. Les macrodécisions ont des doigts d'acier. Le sien reste plus objectif : le sien est une parole d'attente. Le sien est un bien ignoré du bourgeois et en vitrine pour le gangster. En dehors des normes juridiques - et, singulièrement, des contraintes pénales - le sien perd de son objectivité : il peut devenir mien ou tien. C'est dans une telle perspective langagière qu'il convient d'étudier la psychologie du voleur. Le voleur, sorti du chemin légal, ne prend qu'un bien vacant, et qui est vacant à l'heure de la technique, au moment où l'attirail du fric-frac est mis en œuvre, au moment du "guet" - ce qui est un travail dur et précis, au même titre qu'un travail sur un objet manufacturé. Le voleur ne prend pas "ses" risques. Il assume sa condition de voleur : il a contre lui la loi et, pour lui, l'anti-loi c'est-à-dire sa loi propre. Il est significatif que cette loi dite "du milieu" qu'un romantisme sommaire a reléguée dans la mythologie du film policier soit en réalité une façon marginale de dire le droit, aussi, ou plutôt de dire l'anti-droit. Dans le cas précis du "milieu", le code d'honneur est un code du silence. Celui qui parle, qui se met "à table" est passé de l'autre côté. La trahison lui a servi de support pour rentrer dans le rang. Et le rang, c'est une façon d'attendre les décorations ou le règlement de comptes. Au fond, la trahison est une morale du bien-être social, et le bourgeois trahit par omission.
Sans situation juridique il n'y a pas de droit. Sans mot pour le nommer il n'y a pas d'arbre. Nous faisons nos chaînes : par la règle, par les mots. J'entends par mot - cela va de soit - l'immédiat concept qui me rive au discours intérieur. Sans le mot "arbre" toute une tranche de ma connaissance s'évanouit : je ne vois plus de forêts, je ne sais plus m'y promener, je perd le feu et, perdant le feu, mon sang se fige, je suis perdu à tout jamais. J'entends bien le désespoir me sonner dans la brume de cette constatation. Je ne parle plus. Je ne vois plus les nids, le recommencement total à chaque fois des mêmes vols, des mêmes cris, des mêmes chants. Sans arbre, où se nicheront les oiseaux ? Quand je les vois voler, pourquoi ne puis-je plus penser au mouvement des ailes, à cette géométrie apprise et que je retrouve dans le vol du corbeau, encore que, croassant, il inquiète les données magiques, apprises elles aussi ? Quand je vois un corbeau, je retrouve Poë et, ce faisant, les fiches psychanalytiques de Marie Bonaparte, et je me demande quel est celui de deux qu'il fallait mettre à la question. Le corbeau est devenu, pour moi, un fait littéraire et c'est cela que je nomme le désespoir. Je ne sais plus voir le corvidé. Je vois une forme allusive du destin et sa résonance littéraire ou poétique : trois coups portés à la vitre.
L'anarchie, cela vient du dedans. Il n'y a pas de modèle d'anarchie, aucune définition non plus. Définir, c'est s'avouer vaincu d'avance. Définir, c'est arrêter le train qui roule dans la nuit quand il s'écartèle à l'aiguillage. Autant dire qu'on est pressé d'en finir avec l'intelligence de l'événement. C'est par son inaptitude foncière à ne savoir rien définir que l'homme piaffe dans les remarques et la philosophie. Un train à l'aiguillage, c'est un devoir bien fait, c'est de la route honnêtement vendue à moi, passager, acheteur de cette ligne de nuit qui me conduit à X en passant par l'aiguillage Y, bretelle nécessaire mais dont j'ignore la raison déviationniste. On ne me dévie pas de ma route, on me la rend parfaite et sûre. Moi, je ne pense qu'au bruit d'enfer et la peur m'envahit. Je définis l'aiguillage par rapport à mon problème de solitaire roulant. Si je pense au bloc dispensateur de voie libre, j'y pense en imaginant l'homme aux manettes et à la possibilité d'une fausse manœuvre. Je ne donne pas la définition de l'ingénieur, je ne vois pas la route en coupe où je risquerais de comprendre techniquement la croisée des rails. Je ne sais pas qu'après mon passage - et il est bien question de MON et non pas d'une donnée objective et chiffrée par le trafic - cette soupape se fermera, des bras de fer illuminés de vert se mettront en garde, pour laisser glisser vers un point X, mon semblable, ce "prochain" de la gare que j'ai vu naguère sur le quai, hélant un porteur et s'installant dans le train suiveur, à cinq minutes, ce train suiveur qui me court aux fesses - et j'y pense - et qui trouvera la route libre sur ce chiffre de fer tordu, objet de mon ressentiment. Il n'y a pas que moi dans le monde des trains. Et pourtant, c'est cela qui me retire tout à fait du monde à ce moment précis où - contre toute évidence - je me crois seul, fait comme un rat dans ce véhicule qui, au dépôt, n'est jamais qu'une abstraction de plus fuyant dans la nuit. Dans cette solitude du muscle, je ne me connais et ne me reconnais aucun maître, et voilà que je suis contraint de me solidariser avec le rail, le rail de mon inquiétude et le rail des autres, de tous les autres. J'ai le moyen de m'immoler à cette peur et je n'en ai qu'un, immédiat, auquel je n'ose me rapporter : le signal d'alarme, car au-delà de cette poignée que je crois être de sécurité, il y a un tarif de pénalité, ce nivellement de l'autonomie, un simple avis qui me muselle. Ainsi de l'homme en société : il n'ose jamais tirer le signal, garant de sociabilité.
Le mot "seul" est chargé de brume, c'est une parole de réflexion, de lumière réfléchie, noire, à peine valide. C'est dans le "seul" que je me retrouve chaque soir après la pause des travaux journaliers et divertissants. Dans la rue, le solitaire est agréé par l'identique, par le monsieur qui marche au-devant et qui lui réfléchit cette lumière particulière qui fait d'un dos commun, courbé, le propre dos du suiveur, de l'attente. Cette solitude viscérale est à la portée de toutes les consciences. Qui n'a dit qu'il se sentait seul dans une foule ? Cliché piteux qui fait de cette foule un creuset de misère mentale. Aussitôt embrigadé, aussitôt muselé, défenestré, tapi dans le lieu commun politique. Il faut des lieux communs aux tyrans qui s'essuient sur le multiple de la sottise. Les tyrans, ce jour, ont beau jeu. Politiquement, la solitude est un non-sens. Il n'y a même pas de quoi faire un solitaire dans l'arsenal démocratique. L'isoloir est une place publique. Cette psychologie du vote secret est un rejet de la confession. On se confesse à un bulletin. L'isoloir, vespasienne sèche, ce couvent du socialisme à l'heure apéritive ... J'enrage à la pensée que des hommes acceptent de s'isoler administrativement autrement que pour uriner. La souveraineté nationale à ce point traquée dans un cabinet municipal, cela monte du fond de mon cœur comme une nausée de principe. Les idées qui sentent, je ne sais rien de plus définitif dans notre condition de Peuple-Roi."
Léo Ferré
"O moi ! O la vie !
Les questions sur ces sujets qui me hantent,
Les cortèges sans fin d'incroyants, les villes peuplées de sots,
Moi-même qui constamment me fais des reproches, (car qui est plus sot que moi
et qui plus incroyant ?)
Les yeux qui vainement réclament la lumière, les buts méprisables, la lutte sans cesse recommencée,
Les pitoyables résultats de tout cela, les foules harassées et sordides que je vois autour de moi,
Les années vides et inutiles de la vie des autres, des autres à qui je suis indissolublement lié,
La question, O moi ! si triste et qui me hante - qu'y a-t-il de bon dans tout cela,
O moi, O la vie ?
Réponse:
Que tu es ici - que la vie existe et l'identité,
Que le puissant spectacle se poursuit et que tu peux y apporter tes vers."
Walt Whitman
" Cette minute même qui m'arrive portée par des dizaines et des dizaines de milliards d'années passées,
Rien ne la vaut, rien ne vaut ce maintenant."
Walt Whitman