IL Y A 100 ANS LA REVOLUTION D'OCTOBRE EN RUSSIE
Le grand
fait nouveau, en 1905, c'est la prodigieuse initiative
historique
des masses russes au cours de leur première
révolution.
Lénine souligne à plusieurs reprises que
cette
révolution a un caractère spontané. Or, ce prolétariat
russe
est allé plus loin dans l'action que les théoriciens les
plus
avancés : loin de rester dans les limites de la conscience
«
trade-unioniste », il a créé une forme nouvelle d'État :
le
Soviet, et c'est à partir de cette expérience que Lénine
élaborera
la théorie concrète de la doctrine du prolétariat
dans L'État
et la Révolution. Il en avait été ainsi pour
Marx qui
n'avait pas la prétention de déduire les formes
que
prendra la révolte avant que celle-ci n'ait éclaté.
Observateur
et analyste passionné de tous les modes d'organisation
spontanée
du prolétariat : syndicats, chartisme,
Commune
de Paris, Marx n'a complété le Manifeste
communiste
, qui restait évasif sur la forme de l'État
prolétarien,
qu'après l'initiative historique du peuple de
Paris,
créant la Commune.
Lénine
procède ainsi. Il note d'abord que la grève
commencée
le 3 janvier 1905 aux usines Poutilov de
Pétersbourg,
point de départ de la révolution, « fut tout
à fait
spontanée », et qu'aussitôt « le mouvement a
revêtu
un caractère politique ». « La transition extrêmement
rapide
du mouvement, d'une base purement économique
à une
base politique... en dépit du manque (ou de
l'insignifiance)
de l'action social-démocrate consciente,
voilà ce
qui saute aux yeux ».
Lénine,
loin de spéculer à partir de schémas élaborés
dans
d'autres situations , prend pour base de sa réflexion
théorique
« l'histoire, dont les masses ouvrières étaient les
artisans
sans la social-démocratie » .
A partir
de l'initiative historique des masses dans la
Révolution
de 1905, Lénine apporte de nouveaux développements
théoriques
à la conception du Parti et à celle de
la
Révolution, qui ne contredisent pas les thèses de Que
faire
?, mais qui les intègrent dans un ensemble
plus vaste,
qui les
dépasse et exclut les interprétations dogmatiques
et
unilatérales. Il ne s'agit pas de revenir à la spontanéité
contre
la conscience, mais de donner à l'initiative spontanée
sa juste
place et, par là même, de mieux définir le rôle
de la
conscience, dans son rapport dialectique avec l'initiative
spontanée.
Lénine
pose le problème avec une grande clarté dès
novembre
1905. Dans un article Sur la réorganisation du
Parti
, il note d'abord que les conditions d'activité du
Parti
ont
changé : il peut tenir des réunions publiques, recruter
ouvertement,
publier légalement des journaux. Il en résulte
que la
forme d'organisation doit changer : il faut, dit
Lénine
qui prévoit la possibilité d'un prompt retour de la
répression,
conserver l'appareil clandestin, et développer
une
organisation nouvelle, ouverte. L'articulation des
deux ne
pose pas seulement des problèmes d'organisations
mais des
problèmes théoriques, de principe, sur les rapports
entre le
Parti et les masses.
Des
questions nouvelles sont posées par la croissance
même du
mouvement. Alors qu'en 1902 Lénine, dans une
période
d'illégalité, mettait l'accent sur la nécessité d'une
rigoureuse
sélection des cadres, dans les conditions nouvelles,
en
novembre 1905, il accuse de timidité les dogmatiques
qui s'en
tiennent aux vieilles formules et hésitent
à ouvrir
les portes du Parti, à créer un parti de masse :
« Il
faut enrôler plus audacieusement, plus largement et
rapidement
de jeunes combattants... Il faut créer immédiatement
des
centaines de nouvelles organisations ».
A ceux
qui craignent que ces masses d'adhérents nouveaux
manquent
d'éducation politique, Lénine rappelle
que «
sans négliger la formation méthodique des effectifs
et
l'enseignement systématique des vérités du marxisme...
il faut
se rappeler que les hostilités elles-mêmes ont maintenant
beaucoup
plus d'importance pour la formation et
l'enseignement...
Le cours de la révolution donne partout
des
leçons de choses à la masse » .
Le
problème théorique est posé à partir du problème
d'organisation
: alors qu'en 1902 Lénine mettait l'accent
sur
l'idée que la conscience socialiste doit être apportée
du dehors
à la classe ouvrière, il ajoute en décembre 1905
« La
situation particulière du prolétariat dans la société
capitaliste
conduit à ce fait que l'aspiration des travailleurs
au
socialisme et à leur union avec un parti socialiste surgit
avec une force spontanée dès les premières étapes du mouvement ».
Or, dans
les masses, des couches très larges « ne peuvent
sans
avoir passé par une série d'épreuves révolutionnaires,
devenir
tout de suite social-démocrates, non seulement à
cause de
leur ignorance (la révolution, nous le répétons,
instruit
les gens avec une rapidité fabuleuse), mais aussi
parce
que leur situation sociale n'est pas prolétarienne,
parce
que la logique objective de l'évolution historique
leur
impose pour le moment l'objectif d'une révolution
démocratique
et nullement socialiste » .
La
méthode matérialiste et dialectique d'analyse de la
«
logique objective de l'évolution historique » nous prémunit
contre
la tendance à l'exaltation aveugle de la
spontanéité,
qui conduit au suivisme. Le rôle de la conscience
se
trouve ainsi clairement défini : ce qu'elle peut
«
apporter du dehors », ce n'est pas l'impulsion première
du
mouvement. Ce serait revenir aux conceptions idéalistes,
voire
mystiques du socialisme utopique. Marx a rappelé
fermement
que l'être précède la conscience, qu'il ne peut
y avoir
d'idées révolutionnaires sans qu'existe déjà un
mouvement
révolutionnaire. Le marxisme lui-même en
est une
illustration saisissante : il commence à être élaboré
lorsque
la classe ouvrière s'affirme comme une force
autonome
et agissante, après les insurrections des Canuts
lyonnais
et des tisserands de Silésie, et le mouvement des
chartistes
anglais. Cela permet de situer le rôle du théoricien
et du dirigeant
: non pas s'en remettre à la spontanéité,
et
vouloir tout ce que veut tel mouvement ouvrier,
pas
davantage prétendre commander d'en haut et d'en
dehors
le mouvement, le regard fixé sur le ciel des concepts,
mais
savoir discerner, en chaque moment du développement
historique,
ce qui est en train de naître, quelle couche
sociale
est le « sujet de l'histoire », et ordonner le plan
d'action
en fonction d'un possible historique.
La
discussion entre Lénine, Trotsky et les mencheviks,
après la
Révolution de 1905, permet d'étudier une application
concrète
de cette conception. Dans une analyse
sur La
signification historique des luttes internes du Parti
en
Russie, écrite en 1910 , Lénine réfute la thèse
de
Trotsky
selon laquelle « la lutte du bolchevisme et du
menchévisme
est une lutte pour gagner un prolétariat
qui
n'est pas arrivé à maturité » . Il ne s'agit nullement,
dit-il,
de deux idéologies différentes se disputant l'influence
dans le
prolétariat, mais de deux idéologies exprimant
l'une le
point de vue et les exigences de classe du prolétariat,
l'autre
reflétant les aspirations de la bourgeoisie
libérale
et de la paysannerie démocrate. A partir de cette
analyse
des fondements économiques et sociaux de la
divergence
s'éclairent les positions des trois tendances
après la
Révolution de 1905 :
1. Celle
des mencheviks : cette révolution est une révolution
bourgeoise,
donc la bourgeoisie doit en avoir la
direction.
2. Celle
de Trotsky : le prolétariat a fait cette révolution,
il ne
faut donc pas s'arrêter à sa phase bourgeoise, mais,
par une
« révolution permanente », aller, sans s'arrêter,
au
socialisme et à la dictature du prolétariat.
3. Celle
de Lénine : cette révolution a un contenu bourgeois,
mais
elle a été menée sous l'impulsion du prolétariat.
Or, à la
différence des pays d'Europe occidentale qui ont
déjà
accompli leur révolution bourgeoise, cette révolution,
en
Russie, est encore à faire et elle n'est possible, dans ce
pays
essentiellement paysan, « que si les masses paysannes
suivent
le prolétariat révolutionnaire » . De là découle
une
situation originale : c'est le prolétariat qui doit, à
cette
étape, pour conserver un lien étroit avec les masses
profondes,
exercer son hégémonie dans l'accomplissement
d'une
révolution démocratique bourgeoise. L'objectif était
donc : «
dictature démocratique des ouvriers et des paysans »,
créant
la démocratie la plus large, telle que la bourgeoisie
ne peut
jamais la réaliser. Chez Lénine, la profonde liaison
avec les
masses, qu'il considérait comme « la quintessence
du marxisme
», exigeait une analyse concrète et rigoureuse
des
étapes du développement économique et du rapport
des
forces de classes en chaque moment. C'est ce qui a
conduit
Lénine à rompre avec le schématisme de Kautsky
et à
devenir un dialecticien afin de découvrir la voie juste
pour
surmonter la contradiction originale de la société
russe de
son temps : le passage de la monarchie féodale à
la
république bourgeoise ne pouvait s'accomplir que par
des
méthodes de lutte prolétariennes. Cette riche expérience
de la
dialectique historique réelle de la Russie permet
à Lénine
d'approfondir les fondements philosophiques de la
dialectique
marxiste, comme il apparaîtra avec sa lecture
de la Logique
de Hegel dans les Cahiers philosophiques.
Cette
union intime entre la théorie révolutionnaire et
la
pratique révolutionnaire constitue l'enseignement essentiel
du
léninisme, et le point de départ en est l'attention
portée à
l’initiative historique des masses, qui, pour Lénine
comme
pour Marx, est le matériau de base par excellence
de la
réflexion philosophique. L'expression la plus saisissante
en est
la Préface des lettres de Marx à Kugelmann ,
écrite
par Lénine en 1907. Là se situe le point de rupture
avec le
dogmatisme de Kautsky et de Plekhanov. Évoquant
la
position de Plekhanov au lendemain de la Révolution
de 1905,
disant — sur la base d'une analyse « objective »
du
rapport des forces — que, la défaite étant inéluctable,
« i l ne
fallait pas prendre les armes », il la compare à celle
de Marx
conseillant, avant la Commune, de ne pas engager
l'insurrection,
mais, sitôt qu'elle fut déclenchée et même
après
son écrasement, ne venant pas, en pleureuse de
l'histoire,
gémir : il ne fallait pas prendre les armes. Au
contraire,
Marx, se dépensant en efforts pour organiser le
soutien
international de la Commune et apportant son
expérience
théorique au combat en cours, exalte les
ouvriers
parisiens « montant à l'assaut du ciel ». « Les
pédants
du marxisme pensent : tout cela est bavardage
moral,
romantisme, absence de réalisme ! », écrit Lénine,
et il
répond : « Non, messieurs, c'est l'union de la théorie
révolutionnaire
et de la politique révolutionnaire... La
doctrine
de Marx a lié en un tout indivisible la théorie et
la
pratique de la lutte de classes. N'est pas marxistes,
celui
qui, d'une théorie analysant sainement une situation
objective,
en fait une justification de ce qui existe, ce qui
le
conduit très vite à s'abandonner à chaque échec provisoire
de la
révolution, à répudier très vite les « illusions
révolutionnaires
» et à sombrer dans un « réalisme » mesquin» .
Fustigeant
ceux qui versent dans l'opportunisme sous
prétexte
d' « objectivité », Lénine rappelle que « Marx
estime
par-dessus tout l'initiative historique des masses » ,
dégageant
ainsi l'une des thèses philosophiques majeures
du
marxisme : celle du rapport dialectique entre la théorie
et la
pratique, la conscience du but précédant sa réalisation,
comme le
rappelle Marx dans le Capital, et la pratique
débordant
sans cesse le concept, l'ouvrant vers l'avenir.
Cette
position révolutionnaire a pour fondement philosophique
un
matérialisme dialectique, c'est-à-dire une philosophie
posant
l'antériorité de l'être sur la conscience et
faisant
de la pratique à la fois la source et le critère de la
théorie.
C'est
pourquoi, lorsqu'en 1907 commença le mouvement
de
reflux de la révolution, Lénine considéra comme une
tâche
politique de réaffirmer les principes du matérialisme
philosophique.
En 1907, l'offensive de la réaction se
déchaîne
avec force : la IIe Douma est
dissoute par Stolypine,
les
bandes contre-révolutionnaires des « Cent Noirs »
font
régner la terreur, la répression s'abat contre les
ouvriers
et les paysans, exécutés ou déportés en Sibérie,
une
vague de chauvinisme et de cléricalisme déferle sur
le pays.
Des éléments intellectuels indécis ou craintifs,
cédant à
cette pression à la fois politique et idéologique,
cherchent
un compromis avec la religion, qui joue à cette
étape de
l'histoire du tsarisme un rôle analogue à celui
qu'elle
jouait en France, par réaction contre la Révolution
de Juin
1848, au temps de la loi Falloux. S'appuyant sur
les
thèses du révisionnisme international, celles de Bernstein
s'attaquant
directement au matérialisme dans son
livre : Socialisme
théorique et social-démocratie pratique
(1900),
et celles de Sorel, accusant Marx d'être un « métaphysicien
» et
préconisant un « retour à Kant », dans ses
études
sur l'Éthique du socialisme (1899), de multiples
ouvrages
sont publiés avec un singulier ensemble, au plus
fort de
la répression, et ayant ce trait commun de faire
du
marxisme une philosophie qui ne soit plus en prise
directe
sur la réalité, de le transformer, comme l'écrit
Lénine,
en une « icône inoffensive ». Coup sur coup paraissent,
à partir
de 1908 : les Essais de philosophie marxiste,
recueil
collectif dirigé par Bogdanov ; Matérialisme et
réalisme
critique, de Iouchkevitch ; Les constructions philosophiques
du
marxisme, de Valentinov ; La dialectique du
point
de vue de la théorie contemporaine de la connaissance,
de
Bermann. Une si curieuse simultanéité montrait évidemment
que ce «
courant philosophique » ne pouvait
être
compris en dehors de son contexte historique.
La «
crise de la physique » fut exploitée de telle sorte
qu'en
remettant en cause un matérialisme mécaniste et
dogmatique,
en effet périmé, on remettait en cause toute
espèce
de matérialisme dans les sciences de la nature, et,
par voie
de conséquence, la conception matérialiste de
l'histoire.
Jusqu'aux dernières années du 19e siècle, la
physique
était restée fondée sur une conception mécaniste
de la
structure et du mouvement de la matière : la masse
est
invariable, l'espace physique est identique à l'espace
géométrique
d'Euclide, le mouvement est continu, le
déterminisme
est de type mécanique.
Le matérialisme
acceptait ces conceptions non comme
une
étape historique de la définition scientifique de la
matière,
mais comme une donnée philosophique absolue,
partageant
en cela le dogmatisme de physiciens comme
Kirchofîer
disant à ses étudiants : « Détournez-vous de la
la
physique ; elle est aujourd'hui terminée. » Or, les découvertes
de la
fin du 19e et du début du
xx e siècle remirent
en cause
ces « principes » considérés jusque-là comme
absolus
: dès 1892, la découverte de l'électron ouvrait une
première
brèche, vite agrandie par l'étude des désintégrations
radio-actives,
dans la mécanique classique, l'atome
ne
pouvant plus être considéré comme la particule ultime,
indivisible
et indestructible. En 1900, la théorie des
« quanta
» de Planck porte un nouveau coup décisif à la
physique
classique en rejetant le postulat de la continuité
du
mouvement et de l'action. En 1905, la théorie de la
relativité
restreinte d'Einstein dissocie l'espace physique
de la
géométrie d'Euclide et montre les limites de la
validité
de cette dernière. Tous les postulats de la physique
classique
étaient ainsi remis en question : « Nous sommes
devant
la ruine des vieux principes de la physique, devant
une
débâcle des principes », écrit alors Henri Poincaré.
Ceux qui
avaient confondu dogmatiquement les principes
de la
philosophie matérialiste avec l'image de la matière
que
donnaient les sciences à une étape de leur développement,
concluaient
à la « débâcle des principes » non seulement
de la
physique classique, mais du matérialisme
lui-même.
Dans son
livre sur l'Évolution des sciences (1908), Houllevigue
écrivait
: « L'atome se dématérialise, la matière
s'évanouit.
» Ce qui était condamné par le développement
des
sciences ce n'était pas le matérialisme, mais la conception
dogmatique
du matérialisme qui régnait jusque-là.
Lénine,
se gardant d'intervenir sur le plan scientifique,
mais
seulement sur l'interprétation philosophique des nouvelles
découvertes,
montrait par quel mécanisme de pensée
l'on
pouvait glisser à l'idéalisme : « La nouvelle physique
a dévié
vers l'idéalisme principalement parce que les physiciens
ignoraient
la dialectique. Ils ont combattu le matérialisme
métaphysique
mécaniste, et jeté l'enfant avec
l'eau
sale. Niant l’immuabilité des propriétés et des éléments
de la
matière connus jusqu'alors, ils ont glissé à la
négation
de la matière. Niant le caractère absolu des lois
fondamentales
les plus importantes, ils ont glissé à la négation
de toute
loi objective dans la nature ; les lois naturelles,
ont-ils
déclaré, ne sont que conventions (...). Insistant
sur le
caractère approximatif, relatif de nos connaissances,
ils ont
glissé à la négation de l'objet indépendant
de la
connaissance, reflété par cette dernière avec une
exactitude
approximative, relative. Et ainsi de suite, à
n'en pas
finir » (1).
La
grande leçon qui se dégage de Matérialisme et empiriocriticisme,
c'est qu'il ne faut jamais confondre l'image
que les
sciences nous donnent de la matière à un moment
déterminé
du développement de l'histoire des sciences,
avec une
vérité absolue, « en soi ». Et, d'une manière plus
générale,
de ne pas confondre le marxisme avec telle ou
telle
forme culturelle ou institutionnelle qu'il a pu prendre
à tel ou
tel moment du développement historique. « L a
matière
disparaît, cela veut dire, écrit Lénine, que
disparaît
la limite jusqu'à laquelle nous connaissions la
matière
et que notre connaissance s'approfondit. »
C'est un
thème majeur du léninisme. Dans un de ses
derniers
articles, en 1923, Sur notre révolution, à propos des
mémoires
de Soukhanov, Lénine, évoquant la diversité
des «
modèles » du socialisme, oppose une même critique à
ceux qui
« entendent le marxisme de façon pédantesque » :
« Ils
n'ont pas du tout compris ce qu'il y a d'essentiel dans
le
marxisme : sa dialectique révolutionnaire... ils ont vu
que le
développement de la démocratie bourgeoise a suivi
une voie
déterminée dans l'Europe occidentale. Et ils ne
peuvent
concevoir que cette voie puisse être considérée
comme un
modèle mutatis mutandis . . . Nos philistins européens
ne
s'imaginent même pas que les nouvelles révolutions
— dans
les pays d'Orient... — présenteront à coup
sûr
beaucoup plus de traits particuliers que ce ne fut le cas
pour la
révolution russe ».
La même
méthode dialectique, qui permet de comprendre
la
diversité géographique des modèles du socialisme, permet
de
comprendre la diversité historique des modèles du matérialisme.
Alors
que la matière avait été définie jusque-là
comme
élément dernier indivisible et indestructible du
réel,
Lénine, ouvrant à l'avenir ce concept, écrit : « L'électron
est
aussi inépuisable que l'atome » . Il insiste sur
le fait
que « l'admission d'on ne sait quels éléments immuables...
n'est
pas le matérialisme ». Le matérialisme
se
contente de cette affirmation : « La réalité objective
existant
indépendamment de la conscience humaine qui la
réfléchit
».
Moins
heureuse est la formulation de Lénine qui est
devenue
la source de tant de spéculations dogmatiques sur
la «
théorie du reflet ». « Le matérialisme consiste à admettre
que la
théorie est un calque, une copie approximative de la
réalité
objective ». Conception, disons-le franchement,
périmée,
car elle véhicule tout le vieil empirisme. Lénine
a voulu
souligner le caractère objectif de la connaissance,
rappeler
qu'elle a un répondant extérieur à elle et indépendant
d'elle,
ce qui est la juste définition du matérialisme,
mais il
a formulé cette thèse dans des termes qui lient le
matérialisme
à la conception caduque de l'empirisme. Ce
n'est
pas là seulement une maladresse de formulation,
car
cette thèse empiriste est présente dès les premières
pages du
livre, lorsque la « sensation » est définie comme
« image
» des choses (1).
Même si
l'on ajoute ce correctif que la sensation est
« le
reflet subjectif d'une réalité objective », on estompe « le
moment
actif » de la connaissance que Marx évoquait
dès sa
première « thèse sur Feuerbach », ce caractère « opérationnel
» de la
connaissance, cette « dialectique interminable
», comme
dira Bachelard, qui se substitue aux illusions
de
l'intuition sensible comme de l'intuition intellectuelle.
Lénine
fonde d'ailleurs sa polémique contre le positivisme
agnostique
et contre l'idéalisme de Mach sur une
base
beaucoup plus solide, lorsqu'il élabore la théorie des
rapports
entre vérité relative et vérité absolue. Il développe,
sur ce
point, le marxisme comme philosophie critique,
c'est-à-dire
comme un matérialisme qui se distingue
fondamentalement
du matérialisme « naïf », car il n'a pas
la
prétention dogmatique de s'installer dans les choses et
de dire,
une fois pour toutes, ce qu'elles sont. Lénine,
comme
Marx et comme Kant, n'oublie jamais que tout
ce que
la science dit des choses, ce sont des hommes qui
le
disent, et à un moment déterminé de leur développement
historique.
Il considère donc toute vérité comme étant à la
fois
relative et absolue : relative en ce sens qu'elle sera tôt
ou tard
dépassée par une théorie plus compréhensive qui
l'intégrera
et la réduira à n'être plus qu'un cas particulier
d'une
vérité plus générale, absolue en ce sens que la
théorie
qui la dépassera intégrera nécessairement tout ce
que
celle-ci explique et sur quoi elle nous donne prise.
Lénine
conclut : « La dialectique, comme l'expliquait
déjà
Hegel, intègre comme l'un de ses moments le relativisme...,
mais ne
se réduit pas au relativisme ; c'est-à-dire
qu'elle
admet la relativité de toutes nos connaissances,
non
point au sens de la négation de la vérité objective,
mais au
sens de la relativité historique, des limites de
l'approximation
de nos connaissances par rapport à cette
vérité ».
Roger Garaudy /
Lénine / PUF éditeur / pages 25 à 39 A SUIVRE
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