Les fleuves et les rivières dessinent dans l’esprit de
chacun une géographie personnelle. Elle est formée par la mémoire collective,
l’histoire des civilisations, les voyages accomplis ou rêvés. Ou par le
glissement sémantique qui a fourni un sens inédit à leur nom. Le premier cours
d’eau à faire son apparition dans le nouveau roman de Paule Constant est le
fleuve Madulé dont une caractéristique est d’abriter, sur ses rives, la moitié
des derniers locuteurs du boutoul, une langue parlée par cent personnes. Le
Madulé n’évoque rien de particulier, sinon peut-être pour les spécialistes de
cette région du Congo. En revanche, le nom d’un de ses affluents, deux lignes
plus loin, prend des allures de fin du monde : Ebola. Voilà qui parle dans
l’effroi d’une épidémie de fièvre hémorragique dont cette partie de l’Afrique
tentait encore, il y a peu, d’effacer les traces du dernier et virulent épisode
en date.
Le titre du roman prend, d’un coup, une signification plus
complexe que la simple rencontre entre les animaux et nous. Des chauves-souris, des singes et des hommes,
cela résume le possible mode de transmission de la maladie. Sans résumer le livre,
très éloigné du documentaire. Paule Constant plonge, comme elle l’a fait
souvent, dans un continent dont elle perçoit et transmet les vibrations
profondes, les ancrages lointains, le face à face parfois tragique avec le
présent.
La romancière ne cède que quelques instants à la tentation
d’expliquer, et après tout ce n’est pas inutile. La rencontre entre Agrippine
et Virgile pose des éléments de compréhension à l’intention des ignorants que
nous sommes. Agrippine a renoncé depuis longtemps au confort de l’exercice de
la médecine en Europe et préfère se lancer dans des campagnes de vaccination au
fond d’une brousse où personne ne va jamais. Virgile, sociologue et ethnologue,
petit-fils d’un Médecin-Général colonial et rigide, étudie « le rapport entre les plantations d’hévéas et le réveil de
maladies endémiques, par bouleversement de l’écosystème. » Leurs
discussions ouvrent la voie théorique à ce qui arrive au même instant dans la
forêt.
Olympe, fillette rejetée par les garçons du village, y a
recueilli une chauve-souris trop petite pour faire une sauce, jouet vivant et
porteur, elle l’ignore, d’une malédiction puisqu’il faut bien que les
événements suivants trouvent leur articulation dans le symbole plutôt que dans
les faits. Les faits sont simples : les garçons du village sont rentrés de
la chasse avec la dépouille d’un grand singe, trophée digne de la manière dont
ils racontent comment ils l’ont abattu. La viande de brousse en telle
abondance, le bienfait est immense.
Mais les garçons n’ont peut-être pas tué le grand singe,
d’une espèce qui plaît aux Blancs entreprenant un long voyage pour en
apercevoir quelques exemples vivants. Il est probable qu’ils ont trouvé son
cadavre et se sont contentés de le ramasser pour le ramener triomphalement sans
s’inquiéter de savoir s’il n’était pas mort d’une maladie transmissible à
l’homme. Ils ne participent pas aux débats entre Agrippine et Virgile…
Il n’y aura pas de bonne surprise : les décès se
succèdent au village après le festin, la mort accompagne tous ceux qui sont
passés par là, en commençant par les invités conviés avec générosité à partager
ce don du ciel. Don empoisonné transformé, après le retour à Paris de Virgile
porteur de tous les symptômes d’une fièvre hémorragique, en une maladie du nom
d’Ebola. La rivière ne pouvait résister : là-bas, plus personne ne vit.