Il faut bien gagner sa vie, faire des concessions, être raisonnable. A trente-deux ans, je plaque une vie d'artiste pour une "situation stable".
Le narrateur est photographe. Il a bien été obligé de renoncer à la photo d'art, qui ne rapporte pas un clou, pour payer son studio et la maison de retraite de son père. Il a fini par abandonner les vraies photos et par rejoindre le camp de la photo fonctionnelle...
Ainsi vient-il tout juste d'être embauché par une grande entreprise d'ameublement pour y faire... des photos de meubles. Ce n'est pas réjouissant, mais, au moins, c'est un boulot. Son père dirait: Eh ben bravo, tu gagnes enfin de l'argent avec ton truc.
La super équipe qu'il intègre est composée de l'Assistant (qui commande), de Bruno le technicien (qui est un connard paresseux), de Sergueï-le-Styliste (qui s'occupe du décor), de Stagiaire (qui prend des notes dans son carnet) et des modèles.
Les modèles sont censés représenter des familles parfaites, de fausses mères à côté de fausses filles . Les fausses mères, ce sont Nathalie et Floriane; une des fausses filles, c'est Linh, une fillette de huit ans, qu'il surnomme Miss KitKat...
Très vite il apprend ce qui lie les uns aux autres les membres de cette super équipe mobilière: Assistant et Bruno ont des rapports tendus, Assistant veut coucher avec Nathalie, Floriane a couché avec Assistant, Nathalie et Floriane sont amies.
Depuis qu'il a été engagé, il a deviné qu'Assistant est vulgaire, Bruno patient, Nathalie charmante, Floriane désagréable : Je me sens presque appartenir... Presque... Heureusement qu'il ose aborder Nathalie par texto, et que ça marche.
Sinon, auparavant, quand il rentrait chez lui, il se connectait à un site et il tchattait. Les échanges, même quand ils se produisaient, y étaient d'une grande vacuité. C'étaient en fait des moments de grande solitude ... partagée par des adeptes...
C'est au sous-sol de l'entreprise qu'il rencontre Christophe, chargé de tester la solidité des meubles, à qui il fait subir les derniers outrages: J'aime péter des trucs. Mais pas seulement. Il lui propose une aventure où il pourra exercer ses talents de photographe...
Dès lors, il mène deux vies parallèles : il shoote d'une part des sujets dans un décor artificiel de meubles pour catalogue, d'autre part des sujets (inavouables à Nathalie, malgré ses tentatives) dans un décor sans fard où il croit donner libre cours à sa déraison...
Sauver les meubles, de Céline Zufferey, est une satire cruelle de l'époque, décrite parfois crûment. Les deux vies que mène le narrateur l'illusionnent: quand il croit être aux commandes dans l'une, ne va-t-il pas y être un exécutant, comme dans l'autre?
Francis Richard
Sauver les meubles, Céline Zufferey, 240 pages Gallimard