Hier s'est ouverte la 14e édition de la Semaine pour la qualité de vie au travail, organisée par l’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail (Anact), sur fond de réforme du Code du travail. Or, derrière les beaux discours qui font de la future loi travail un instrument du progrès, toutes les questions de qualité du travail, de déclassement, de perte de sens, de souffrances au travail sont tout simplement escamotées. Ce sont pourtant-là les points les plus importants d'une réforme sérieuse du marché du travail, car certains semblent oublier d'une part que les salariés sont avant tout des êtres humains et d'autre part que la santé et la qualité de vie au travail comptent beaucoup dans l'efficacité productive !
La future loi travail
Emmanuel Macron a choisi de réformer casser le Code du travail par ordonnances :
[ Source : JDD ]
Dans les détails, les principales réformes sont les suivantes :
[ Source : France Culture ]
La flexisécurité
La flexisécurité, maître mot de cette réforme, désigne une forme d'organisation du marché du travail qui cherche à concilier la flexibilité souhaitée par les employeurs avec la sécurité désirée par les travailleurs. Elle associe par conséquent faible protection des emplois (=flexibilité) et soutien au retour à l’emploi des chômeurs (sécurité).
Hélas, au vu de la situation sur le front du chômage, qui affaiblit fortement la capacité de négociation des travailleurs, il est désormais assez simple d'obtenir la flexibilité par une réduction de la protection de l'emploi, une réduction des coûts de licenciements par le plafonnement des indemnités prud'homales, des négociations salariales ramenées au niveau de chaque entreprise, etc.
La future loi travail évoqué ci-dessus s'inscrit clairement dans cet objectif de flexibilisation, même si la communication gouvernementale n'a de cesse de vouloir nous faire prendre des vessies pour des lanternes. En effet, au lieu d'avouer que le but poursuivi est à l'évidence l'augmentation des profits au travers de la précarisation (flexibilisation), le gouvernement ne cesse de mettre en avant les nouvelles possibilités de négociations au sein des entreprises, négligeant de la sorte la réalité des rapports de force dans le monde du travail. Le contrat de travail n'est pas un simple contrat d'association entre égaux, mais bien un contrat de subordination entre un employeur et un employé. Mais il est tellement plus simple d'instiller l'idée d'un monde apaisé où tous les salariés ne seraient au fond que des collaborateurs de leur patron...
Bien entendu, une fois obtenu très rapidement l'avers flexibilité de la pièce flexisécurité, le verso sécurité est beaucoup plus long à mettre en oeuvre (s'il l'est jamais...), ce qui ne manquera pas de créer beaucoup de chômage dans l'intermède, d'autant que la question de la faiblesse du niveau de gamme en France par rapport aux coûts de production reste pendante...
La flexisécurité est donc un excellent moyen de réduire le taux de chômage, mais au prix d'une omerta sur toutes les questions de qualité de l'emploi, de déclassement professionnel et de mal-être au travail ! On notera à ce propos l'excellente tribune dans le Monde de Marie Wierink, chercheur à l'IRES, qui montrait que les réformes du marché du travail aux Pays-Bas, très proches de celles dont rêve Macron, ont eu un bilan désastreux...
Des opposants de plus en plus nombreux
Au début de l'été, le gouvernement laissait entendre qu'une majorité de Français souhaitaient cette réforme du travail. Ce faisant, il oubliait un peu vite que si Emmanuel Macron a été élu président de la République, il l'a été avec seulement 24 % des exprimés au premier tour, talonné de très près par des candidats tant de l'extrême gauche, que de la droite et de l'extrême droite. Bref, contrairement à la petite histoire que l'on nous serine, Macron n'a pas été porté par une ferveur populaire...
Quant aux élections législatives, l'abstention (déjà très présente au second tour de l'élection présidentielle) démontre par l'absurde l'existence d'un (re)sentiment diffus à l'égard d'un mode de fonctionnement électoral qui fait la part belle au vainqueur et ne laisse que des miettes aux autres candidats. Mais emportés par une vague de passion collective dont Simone Weil nous montrait tout le danger, les rares électeurs semblaient prêts à voter pour n'importe quel candidat affublé de la couleur orange LREM, quitte à oublier la loi El Khomri, simple préfiguration de l'horreur de la prochaine loi travail. Ils ne semblaient même plus se souvenir que le député, bien qu'élu dans une circonscription, est un représentant de la nation et donc qu'il n'a pas vocation à oeuvrer au niveau local (sauf pour sa réélection...) mais bien à voter les lois !
Mais depuis, le réveil a été douloureux, car passée l'euphorie estivale les cigales ont bien été contraintes de revenir à la noire réalité. Rien d'étonnant donc à ce qu'un sondage Harris Interactive pour LCP montre que l'opposition à la réforme du travail a augmenté sensiblement depuis l'été pour atteindre désormais 65 % des sondés !
[ Source : Harris interactive ]
La perte de sens et le mal-être au travail
À force de n'évoquer le chômage que sous l'angle de son taux, on finit par occulter toutes les questions de qualité de l'emploi et de déclassement professionnel, qui expliquent le malaise grandissant ressenti par les salariés ravalés au rang de simples exécutants numérotés d'un programme d'ensemble voué tout entier à l'efficacité, c'est-à-dire prosaïquement au rendement. C'est ce que montre l'excellente enquête d'Élise Lucet consacrée à l'univers impitoyable du travail, qui n'est alors plus que la déclinaison moderne de l'instrument de torturetripalium:
Mais il ne faudrait pas en déduire que la malaise ne touche que les salariés peu qualifiés. Au contraire, l'introduction des méthodes de management des entreprises privées dans les services publics a déjà fait d'énormes dégâts les dernières années, en particulier dans le monde de la santé soumis à des ratios de rendement qui font fi de l'humain... alors même que l'humain est à la base de ces professions !
Dans le documentaire ci-dessous, diffusé il y a peu sur Arte, on voit combien la souffrance à l'hôpital affleure tant du côté des soignants que des soignés, au point de faire de ce huis clos le lieu où s'exprime un état d'urgence ignoré par le politique et où la perte de sens du travail risque de faire sombrer un personnel déjà débordé... On notera que face au mal-être grandissant des soignants, la réponse apportée par la direction de l'hôpital est à l'image du management d'une entreprise privée : audit confié à une société extérieure, réunionite aiguë pour brasser du vent, pour finalement perdre de vue au fur et à mesure la véritable nature du problème au profit d'une simple recherche d'efficacité dans le fonctionnement. Face à tant de mépris, la seule réponse après les arrêts maladie (épuisement, burn-out, ou quel que soit le nom qu'on lui donne) reste hélas la violence verbale et physique...
La société est donc devenue malade de la gestion, pour reprendre un titre d'un excellent livre de Vincent de Gaulejac, ce qui signifie qu'il existe un projet politique visant à confier aux bons soins de la logique de marché des pans entiers de notre société qui devraient normalement lui échapper. Tel est le cas de la médecine, de l'instruction, etc. qui font désormais leur entrée dans la guerre économique où s'expriment avant tout les intérêts particuliers financiers et narcissiques.
Quelques indicateurs chiffrés
Une étude menée en 2014 par le cabinet Technologia a conclu que 3,2 millions d'actifs occupés seraient en situation de travail excessif et compulsif, ce qui pourrait conduire au burn-out :
[ Source : Technologia ]
Un indice du bien-être au travail (IBET), compris entre 0 et 1, a été créé par le groupe de prévoyance Apicil et le cabinet de conseil en RSE Mozart Consulting, afin de chercher à chiffrer l'évolution du climat social au sein d'une entreprise en tenant compte des arrêts maladie, de l'absentéisme, du stress, des démissions, des retards, de l'épuisement... En 2017, l'IBET de la France s'établit à 0,75, ce qui signifie une perte de valeur ajoutée de 25 %.
[ Source : APICIL ]
Selon les résultats de l'IBET 2017, le coût global du mal-être au travail serait de 12 600 € par an et par salarié :
[ Source : APICIL ]
Hélas, de ces problèmes il n'est évidemment pas question dans la future loi travail, d'autant que le compte pénibilité sera réduit à sa portion congrue. Le gouvernement considère certainement, à tort, que l'accord national interprofessionnel de 2013 - qui fait de la qualité de vie au travail un sujet du dialogue social - et la loi Rebsamen de 2015 suffisent pour répondre à cette vaste problématique. Des mots pour répondre à des maux ?
En tout état de cause, le travail version Macron, relégué à une simple mobilisation du capital humain, continuera à perdre sa signification sociale jusqu'au jour où il sera passé par pertes et profits dans le bilan de France SA ! L'ubérisation sera alors érigée en unique programme de société, mais ses dégâts seront bien cachés dans un premier temps derrière le faux nez des start-up triomphantes, avant que l'édifice précaire et précarisé ne s'effondre d'un tenant.
La novlangue du management
Pour faire oublier les graves problèmes que rencontrent les salariés et les non-salariés au travail, l'une des méthodes consiste à en dénier la réalité par la création d'une novlangue positive. Ce faisant, l'on gomme toutes les aspérités pour ne conserver que des termes vides de sens :
Avant on disait... Maintenant on dit...
EmployéCollaborateur
licencierRemercier
Être au chômageÊtre en transition professionnelle
Mon chefMon N+1
Rendre compteFaire un retour
Le personnelLes ressources humaines
Vous noterez que pour donner le sentiment d'une normalité à ces mots, c'est-à-dire renforcer l'illusion que tout le monde les utilise dans le monde et donc qu'ils correspondent à une réalité tangible, ils sont le plus souvent écrits en anglais :
En français on disait...En franglais on dit...
le plus tôt possible ASAP
Diriger une entrepriseManager une business unit
RéfléchirBrainstormer
Voir ce que font les concurrentsBenchmarker
En définitive, si l'on n'y prend garde, la perte de sens et la souffrance au travail vont finir par atteindre des seuils insoutenables, que même les mots creux du management et les beaux discours ne pourront plus cacher. Mais le taux de chômage sera au plus bas et certains politiques considéreront que c'est déjà bien assez... Au fond, la régression aura été poussée tellement loin, que nous aurons fait un bond d'un siècle en arrière et certains ne manqueront pas de qualifier cette évolution de progrès ! Triste et cynique à la fois...