Pour rappel: je suis Lecturer in English in Education à l'université de York, ce qui correspond more or less à maître de conférences en français, grosso modo dans le champ de recherches et d'enseignement des sciences de l'éducation et de la littérature.
un petit bout de ma fac.
un autre petit bout
on a des chevaux sur le campus je sais pas trop pourquoi
Ce module donc s'appelle Creative Writing for Children: Theory and Practice. Il s'agit d'un module optionnel de deuxième année, que j'ai créé, et qui est disponibles pour nos (tout à fait remarquables évidemment) licences de Education et/ou de English in Education (BAE/BAEE). Je ne vais pas parler plus amplement de ces licences, mais juste pour répondre à votre question dont je sais qu'elle vient de naître sur vos (fort jolies) lèvres: non, pas spécialement; en fait, seulement une minorité de nos étudiant/es se destine à devenir prof.
Dans ce premier épisode, je vais parler du module en général et de ses objectifs. Dans les prochains épisodes (j'ambitionne un par semaine, mais soyez patient/es, je risque de retarder parfois...), je parlerai de chaque session individuellement.
J'intercale ici un petit mot pour dire coucou aux gens qui sont totalement allergiques au concept de l'apprentissage de l'écriture créative. Vous pensez que l'écriture créative, ce n'est pas quelque chose qu'on peut apprendre, enseigner, améliorer, aider à développer, etc? Spoiler: vous n'allez pas aimer cette série de billets. Non, sérieusement, je vous jure, vous allez littéralement tout détester. Suggestion radicale: allez faire quelque chose d'utile de votre temps, quelque chose qui vous donne du plaisir et de la joie de vivre, plutôt que de vous fatiguer à écrire de longs commentaires désagréables tandis que des veines éclatent l'une après l'autre dans votre front plissé.Je pars du principe ici que je n'ai pas besoin de défendre longuement le bien-fondé d'un tel module, même s'il est évident que j'ai envers le concept de l'apprentissage de l'écriture créative un regard bienveillant et critique à la fois, comme il apparaîtra sans doute au gré des billets.
Le module court sur toute l'année - il s'agit d'un 'long, thin module' (module long et fin, un modèle auquel nous aspirons tous), c'est-à-dire qu'il s'étire sur les trois trimestres, avec peu d'heures de contact par semaine. On a donc toutes les semaines (le lundi) une session de 2h.
Le module est subdivisé en trois unités:
- 1. Premier trimestre (Automne, 9 semaines): Aspects littéraires et formels de l'écriture pour enfants.
- 2. Deuxième trimestre (Printemps, 9 semaines): Aspects éditoriaux, commerciaux et socioculturels.
- 3. Troisième trimestre (Eté, 4 semaines): L'écriture créative avec les enfants: développement d'ateliers d'écriture.
La division entre les deux premières unités est évidemment largement artificielle, et bien qu'utile d'un point de vue pédagogique, il sera toujours un peu-beaucoup question des aspects de l'une lorsque l'on abordera l'autre.
Pour structurer et écrire ce module, je me suis basée d'abord sur mon expérience d'ateliers d'écriture dans un cadre non-universitaire (j'avais déjà écrit à ce sujet ici) et sur la recherche en littérature jeunesse (le truc dont je vous gave depuis des années), notamment en termes d'analyse de texte. J'ai notamment beaucoup pioché, pour ce trimestre du moins, dans les études narratologiques en littérature jeunesse (ce sera plus sociologique et idéologique le trimestre prochain).
Pour consolider ces bases-là, j'ai fait pas mal de recherches sur les cours d'écriture créative au niveau universitaire, notamment sur la difficile question de l'évaluation. J'en parlerai au fur et à mesure.
Quand j'ai commencé à réfléchir à ce module, j'avais déjà une idée assez claire de mes deux impératifs centraux:
1) La création d'une vraie 'ambiance d'atelier d'écriture'...
2) ...mais avec la rigueur intellectuelle d'un vrai module de littérature (jeunesse en l'occurrence).
La méthode du développement de module dite du Dash 2 en 1
Pour moi, la 'vraie ambiance atelier d'écriture', c'est un espace très particulier, un peu hors du temps, de concentration intense, de liberté, d'audace et de partage, avec beaucoup de bienveillance et de curiosité. La rigueur intellectuelle d'un module de littérature, cependant, c'est la capacité de réfléchir profondément et précisément, avec tout l'appareillage critique et théorique approprié, à un objet littéraire (texte, genre, style, etc.).Pour moi, il était très important que les deux aillent de pair. Je ne voulais pas faire un module où le 'côté universitaire' soit ajouté artificiellement à un format d'atelier d'écriture - le coup du 'on va surtout écrire des trucs fun, pour le reste lisez entre deux sessions cet article bien boring sur la structure d'une intrigue'. Mais je ne voulais pas non plus faire quelque chose de très théorique où l'espace réservé à la pratique et au développement individuel soit mineur.
J'ai donc essayé de faire en sorte que chaque session comprenne des moments de pratique d'écriture intensive, mais avec des contraintes conçues en fonction des objets littéraires abordés, des lectures préparées par les étudiantes, des analyses littéraires faites en cours, etc.
NB je vais dire 'elles', et 'étudiantes', tout le long de ces billets, parce qu'il se trouve qu'il y a un seul garçon et 10 filles.
Il était aussi très important pour moi que toutes les composantes de l'atelier d'écriture traditionnel, par exemple le partage des textes, les échanges, et les critiques (en groupe ou en binôme) soient constamment conceptualisées, interrogées, analysées, etc. à travers ces sessions. L'un des buts est donc non seulement de faire des ateliers d'écriture, mais aussi de pouvoir analyser de manière critique ce qu'est un atelier d'écriture, quelles peuvent être ses limites, etc.
Quelques notes maintenant pour ceux et celles que ça intéresserait de connaître un peu les coulisses de la création de module.
Pour qu'un module soit avalisé, il faut pouvoir mettre en avant un certain nombre d'objectifs d'apprentissage spécifiques. C'est un exercice parfaitement frustrant, parce qu'en tant qu'enseignante on aimerait bien pouvoir dire 'tout l'intérêt de l'enseignement, le vrai, le beau, c'est qu'il est fondamentalement imprévisible; on ne sait pas où on emmène ses élèves, et d'ailleurs on est emmenée nous-même quelque part de nouveau et d'imprévu, et jamais! jamais! on ne peut dire où le voyage se terminera.'
moi quand je m'imagine dans un monde où il n'y a pas de contraintes administratives liées à la création de modules
Sauf qu'il n'y a pas de case pour ça.Alors voici quelques objectifs d'apprentissage que j'ai dû produire. Je vous fais une traduction bien dégueulasse exprès, pour vous donner une impression tout à fait délicieuse de ces rémoulades de jargon qu'on produit au kilomètre dans le monde merveilleux de l'université contemporaine.
A la fin du module, figurez-vous, les étudiantes auront acquis les compétences suivantes:
- Travailler sur, échanger autour de, donner et recevoir des retours sur, et améliorer, leur écriture pour un jeune public.Ca vend du rêve hein. Voilà les objectifs affichés du module, et je ne peux pas en faire abstraction car ils doivent se retrouver dans les critères d'évaluation. Car oui, il faut pouvoir prouver que l'évaluation évalue les compétences qu'on a dit qu'on allait aider les étudiantes à développer; concept radical s'il en est, et qui est l'un des aspects centraux vérifiés par les examinateurs externes, donc ça rigole pas.
- Examiner de manière critique leur écriture pour la jeunesse, et celle des autres élèves, depuis des perspectives esthétiques et culturelles; réfléchir à l'écriture pour la jeunesse en fonction des dichotomies pédagogie/esthétique et commercial/esthétique.
- Réfléchir sur, et évaluer, leur propre travail, et produire des lectures analytiques de leur propre écriture et de leurs processus d'écriture.
- Acquérir une connaissance profonde de la littérature jeunesse contemporaine et de la manière dont elle est produite, dont une connaissance de l'industrie de l'édition et de ses paramètres. [note pour les Français qui claquent des dents en lisant l'expression 'industrie de l'édition': sorry, love]
- Concevoir des ateliers d'écriture créative avec des enfants, utilisant les compétences développées dans la première partie du module.
- Acquérir l'habitude d'écrire régulièrement, avec des contraintes variées, à des vitesses différentes et dans des formats différents, pour des types de publics variés.
Cette question de correspondance entre objectifs d'apprentissage et évaluation est la raison pour laquelle il n'est pas question dans la liste de la qualité des textes littéraires produits par les étudiantes. J'y reviendrai sans doute au cours de la série de billets, mais c'est un point intéressant à noter dès maintenant: la question de la qualité, de la beauté des textes obtenus... doit rester en sous-texte, en ce qui concerne la documentation administrative produite pour ce module.
La qualité des textes, donc: un objectif d'apprentissage essentiel, mais fantôme. On en parlera tout le temps; et pourtant il n'en sera jamais question officiellement.
'Tu la vois où?' 'PARTOUT.'
Mais à côté de ça, j'ai mes objectifs à moi qui sont un peu moins jargonneux et un peu plus libérateurs. Je veux qu'à la fin du module mes étudiantes:- soient hyper calées en littérature jeunesse contemporaine
- en perçoivent les beautés, les joies, les douleurs, les difficultés, la puissance, l'originalité...
- mais aussi les formules, les recettes, et le degré de contrôle de ses aspects formels, stylistiques etc. par des autorités extérieures à l'auteur/e (éditoriales, notamment),
- soient capables de jouer avec tout ça, librement, dans leur écriture,
- se rendent compte qu'on peut écrire beaucoup, énormément, sous des contraintes multiples et marrantes et frustrantes, que c'est souvent très nul, mais parfois très bien,
- ... et qu'en échangeant, en travaillant et en retravaillant, on peut rendre ce qui est pas mal bien, ce qui est bien très bien, ce qui est très bien génial,
- deviennent des lectrices critiques, attentives, de textes pour la jeunesse - publiés, non publiés, les leurs et ceux des autres,
- et puissent transmettre tout cela à d'autres, en mettant en place elles-mêmes des ateliers d'écriture si elles le souhaitent, à l'école ou autre part.
- écrivent des trucs cool. Osent.
Vous noterez que l'objectif 'créer un livre pour la jeunesse publiable' n'apparaît nulle part, parce que ce n'est pas un objectif ni explicite ni implicite de ce module.
J'ai dit que je partageais toutes les ressources, donc on commence. Par contre, désolée si tout n'est pas trouvable facilement pour vous, c'est dans la bibli de ma fac évidemment, mais ce sont souvent des textes assez obscurs.
Voici la liste de lecture générale (de base) pour tout le trimestre d'Automne.
Beauvais, C. (2014) Complete Writing for Children Course. London: Hachette.
Herman, D., Jahn, M. and Ryan, M-L. (eds) (2005) Routledge encyclopedia of narrative theory. London : Routledge.
Hunt, P. (ed.) (2005) International Companion Encyclopedia to Children’s Literature, London: Routledge.
King, S. (2000) On Writing: A Memoir of the Craft. London: New English Library.
Morley, D., & Neilsen, P. (eds) (2012) The Cambridge Companion to Creative Writing (Cambridge Companions to Literature). Cambridge: Cambridge University Press.
Nikolajeva, M. (2005) Aesthetic Approaches to Children’s Literature: An introduction. Lanham: Scarecrow.
Peach, L., & Burton, A. (1995) English as a Creative Art: Literary Concepts Linked to Creative Writing. London: David Fulton Publishers.
Et oui, je me mets moi-même dans ma propre liste de lecture, et why not? et oui je suis la première mais c'est pas ma faute si je suis la gagnante de l'alphabet (mais la perdante de l'autocitation, parce que 'Beauvais, C.', merci Papa merci Maman).
celui-là, puisque vous me demandez si gentiment des informations supplémentaires. Non, il n'existe pas de traduction française.
C'est un mélange de livres sur l'écriture créative, sur la littérature jeunesse, et sur la théorie littéraire, et j'ai créé cette liste en partie pour faire passer le message que c'est un tel mélange qui sous-tendra le module tout le long. Evidemment, les étudiantes ne sont pas censées tout lire, mais cette liste d'ouvrages est considérée comme étant de référence.
Il y a ensuite des lectures additionnelles pour chaque semaine, obligatoires et suggérées, que je vous donnerai au fur et à mesure.
Je crois que j'ai tout dit pour présenter le module... Ah oui, une autre info, assez importante: pour aider à créer l'atmosphère 'atelier d'écriture' dont je parlais plus haut, il est spécifié à toutes les étudiantes que l'usage de tout écran est interdit. Totalement interdit. Elles n'ont droit ni au téléphone, ni à l'ordinateur portable, ni à la tablette, nada. Stylo, papier, c'est tout. Zéro distraction: on se concentre sur l'écriture, la lecture et le partage, pendant deux heures (avec une pause au milieu).
Je précise à ceux et celles qui pensent (adorables petits choux que vous êtes!) que c'est normal pour les étudiant/es de faire ça: Non. Pas ici. Les mien/nes passent presque chaque seconde de chacun de mes cours avec douze onglets ouverts sur leur ordinateur portable et quinze notifications par minute sur leurs téléphones.
Comment cette contrainte atroce et cruelle a-t-elle été accueillie par mes étudiantes? Que s'est-il passé lors du premier cours? Vous le saurez lundi prochain...
D'ici là, bonnes lectures, bonnes écritures!