Denis Villeneuve, 2017 (Etats-Unis)
Donner une suite au chef d'œuvre de Ridley Scott, Blade Runner (1982), voilà qui pouvait paraître incongru aux yeux des fans du monde entier tant le film semblait depuis toutes ces années se suffire à lui-même. Cette œuvre maîtresse du cinéma (et pas seulement du cinéma de science-fiction), pièce iconique de la culture cyberpunk révérée par des hordes de geeks et de cinéphiles, avait même éclipsé le roman qui l'avait inspirée ( Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques de Philip K. Dick), au point que K.W. Jeter, dont on a longtemps affirmé, à juste titre, qu'il était le fils spirituel de Dick, avait pris comme référence le film de Ridley Scott pour écrire les trois suites qui furent publiées dans les années 1990, The edge of human (1995), Replicant night (1996) et Eye and Talon (2000). On ne reviendra pas sur l'influence considérable du film sur l'histoire du cinéma et de la science-fiction de manière générale, mais il faut bien garder à l'esprit que l'ombre d'un géant plane sur ce Blade Runner 2049. Pour de nombreux cinéphiles l'œuvre de Ridley Scott était tout simplement indépassable. On imagine aisément la pression qui pesait donc sur les épaules de Denis Villeneuve, dont l'aura et le talent ont considérablement crû ces dernières années, mais qui avouait lui-même en interview avoir abondamment transpiré face à l'ampleur de la tâche qui l'attendait. Initialement c'était Scott en personne qui devait se charger de la réalisation de ce second volet et la présence à ses côtés de Hampton Fancher (scénariste principal du premier opus) et de Roger Deakins (talentueux directeur de la photographie) avait de quoi rassurer les fans. Finalement, trop occupé sur le projet Alien : Covenant, Ridley Scott appela en renfort le prometteur Denis Villeneuve, dont la cote était en train de grimper au plus haut du côté d'Hollywood. Doit-on avoir des regrets concernant cette passation de relais, sincèrement au vu des derniers errements du maître sur la licence Prometheus / , on aurait tort de ne pas s'en féliciter, même si la patte de Scott sur le film est sans doute plus importante que ne le laisse penser son simple rôle de producteur.
Cette suite se déroule donc trente ans après après les événements relatés dans Blade Runner (la version de référence étant la final cut de 2007), les écosystèmes déjà bien mal en point ont fini par définitivement s'écrouler suite à divers cataclysmes écologiques et nucléaires. L'humanité s'est en grande partie exilée dans les colonies spatiales, pendant que sur Terre les plus démunis tentent de survivre dans un chaos plus ou moins contrôlé par de grandes firmes multinationales. Mais la Tyrell corporation autrefois surpuissante grâce à sa maîtrise des technologies génétiques n'a pas survécu à la mort de son fondateur, Eldon Tyrell, le génial inventeur des réplicants, ces androïdes presque indiscernables de l'homme utilisés comme esclaves dans les colonies spatiales et interdits sur Terre. Du grand blackout qui s'ensuivit naquit un nouveau géant, Wallace industries, qui racheta ce qui restait de la Tyrell corporation et de ses précieux brevets. Désormais, Wallace industries contrôlait non seulement la production de nourriture sur Terre, mais également la technologie qui autrefois avait fait de la Tyrell une entreprise aux pouvoirs et aux ramifications immenses. A sa tête, Neander Wallace est l'égal d'un dieu et sa seule motivation est de mener sans cesse des expérimentations sur la technologie des réplicants, désormais à sa huitième itération, censée corriger les faiblesses des Nexus 6 (Roy Batty et ses potes). Les nouveaux réplicants sont aussi puissants que les anciens, mais plus dociles. L'agent K (interprété par Ryan Gosling) est un réplicant de type Nexus 8 dont le boulot consiste à "retirer" de la circulation les réplicants d'ancienne génération qui auraient encore l'outrecuidance de se promener sur Terre, il est un Blade Runner. Mais au cours de l'arrestation d'un vieux modèle, K fait une découverte impromptue. Il met à jour la tombe d'une réplicante décédée voilà plusieurs décennies. Après analyse, il s'avère que cette dernière est morte en couches, après avoir donné naissance à un enfant, ce qui techniquement est impossible pour les réplicants. K est donc sommé de mener l'enquête et de retrouver coûte que coûte l'enfant (désormais adulte faut-il le préciser). Mais cette traque réveille l'appétit d'intérêts puissants, et notamment de Wallace industries, qui cherche par tous les moyens à maîtriser cette nouvelle potentialité technologique.
On a lu ici et là des critiques assez dures concernant le scénario de ce nouvel épisode, supposé creux ou indigent. Il n'en est rien, mais il est certain qu'il est beaucoup moins ambigu que le précédent, ses zones d'ombre sont nettement moins nombreuses et l'histoire laisse donc moins de place à l'implicite et à la suggestion. Ici tout paraît plus limpide et plus simple, ce qui décevra sans doute ceux qui aiment revoir un film plusieurs fois afin d'en saisir toutes les nuances et les subtilités. Mais le scénario de ce Blade Runner 2049 n'en est pas pour autant stupide et si le précédent opus s'interrogeait sur la notion d'humanité, mettant en exergue le rôle des souvenirs dans la construction de la personnalité et du Moi des réplicants, mais également leur obsession de la mort, ce nouvel épisode exploite une thématique qui à posteriori paraît couler de source : la nécessité biologique de se reproduire. Car si ces nouveaux nexus, en plus d'être quasiment impossibles à différencier des humains sur le plan physiologique (rappelons que la durée de vie limitée à quatre ans des Nexus 6 n'était qu'une sécurité imposée par le code génétique développé par Eldon Tyrell) éprouvent des sentiments, il ne leur reste guère que cette faculté à se reproduire pour désormais imiter à la perfection l'humain. Mais le plus fascinant, et c'est sans doute un élément du scénario que beaucoup de spectateurs un peu grognons n'ont pas saisi, c'est qu'Eldon Tyrell, ce génial savant aux délires mégalomaniaques, ce Prométhée moderne, au-delà de la mort continue à jouer les marionnettistes et à dicter les règles du jeu. Son génie lui a survécu et son ombre plane encore sur de nombreux éléments de l'histoire, tout comme elle hante les couloirs de Wallace industries et fait pleurer de rage son successeur spirituel, incarné par un Jared Leto tout aussi mégalomaniaque, mais hélas nettement moins inspiré. Les expérimentations de Tyrell sur Rachel et Deckard sont au centre même de l'intrigue et lui seul en détenait les clés (celles-là mêmes que Neander Wallace cherche désespérément à reconstituer). Au spectateur un peu malin désormais de tirer les fils subtilement disséminés par un Hampton Fancher qui se plaît encore et toujours à complexifier la grille de lecture d'un film que l'on aurait tort de croire simpliste.
Reste que Blade Runner a aussi et surtout marqué les esprits par la puissance de sa vision futuriste et par son approche esthétique brillante, poussée à son paroxysme par un Ridley Scott alors au sommet de son art. Denis Villeneuve était donc attendu au tournant et le moins que l'on puisse dire c'est que son association avec le directeur de la photographie Roger Deakins est extrêmement convaincante. Le film est d'une beauté plastique à couper le souffle, parfaitement raccord avec l'approche esthétisante de Ridley Scott (celle de Villeneuve est cependant moins organique, un peu plus lisse diront certains). Le Los Angeles de 2049 a été certes un peu toiletté et apprêté pour coller aux standards du cinéma actuel, mais la production a su n'user que modérément des effets numériques, privilégiant au maximum les décors naturels et les prises de vue réelles (par exemple les scènes de survol de Los Angeles sont de véritables plans filmés par un hélicoptère en lumière naturelle). Les codes esthétiques de l'univers blade runnerien ont également été subtilement intégrés, comme ces hologrammes géants ou bien encore l'omniprésence des annonces publicitaires, le spectateur avance donc en terrain connu et retrouve en un clin d'œil ses repères. Il n'y guère que la bande son qui fâche, certes le sound design est très réussi, mais la musique de Hans Zimmer ne retiendra guère l'attention, on est très très loin du fabuleux travail de Vangelis. Reste que la musique, à défaut d'être mémorable, colle assez bien à l'univers de Blade Runner. Mais il est bien dommage que les producteurs n'aient pas porté plus d'attention à cet élément, car la bande originale du film de 1982 participait indéniablement à sa grande réussite.
Alors Blade Runner 2049 est-il le digne successeur du Blade Runner de Ridley Scott ? Sur le plan formel, le film n'a pas grand chose à se reprocher, mais, en plus de souffrir de l'ombre tutélaire de son grand frère, démesurée faut-il le rappeler tant il fait figure d'œuvre culte, le film de Denis Villeneuve a parfois du mal à s'éloigner véritablement de son héritage. Paralysé peut-être par la peur de décevoir, le réalisateur n'a pris aucun risque et semble ne s'être pas vraiment approprié certains personnages. Robin Wright, qui interprète la supérieure hiérarchique de K, apparaît quelque peu accessoire, son personnage n'est clairement pas assez développé et même Ryan Gosling donne parfois le sentiment d'avoir été abandonné en cours de route (dans le dernier tiers du film). Certaines scènes ont également beaucoup de mal à s'éloigner de leur modèle originel, l'ombre de la scène de l'interrogatoire de Rachel plane à plusieurs reprises sur le film, notamment lors des plans filmés à l'intérieur du building de Wallace, on sent que Villeneuve a voulu se frotter au maître et reproduire à plusieurs reprises des scènes marquantes, mais sans parvenir à atteindre ce parfait mélange d'intensité dramatique et de beauté plastique absolue. Mais au moins a-t-il eu le mérite d'essayer, on ne pourra pas lui reprocher d'avoir reculé face à l'obstacle. Ces petites nuances mises de côté, le film de Denis Villeneuve est indiscutablement une belle réussite. Alors même que l'on pouvait craindre le pire, le réalisateur a su respecter l'œuvre initiale, apportant à l'univers et à l'intrigue de Blade Runner de nouvelles ramifications et une expérience visuelle et cinématographique de grande qualité. A défaut d'être un chef d'œuvre du cinéma, Blade Runner 2049 est un vrai bon film de science-fiction, et c'est déjà pas mal.