Mes deux derniers billets sur ce blog sont consacrés au truc qui a fait le buzz vinique de ces derniers jours : une vidéo qui, sous prétexte de défense des vins (dits) naturels s'en prend directement à tout le reste de la production viti vinicole.
Dans ce genre d'exercice, il y a quelques figures imposées dont la revendication de la défense du consommateur contre ces trucs inimaginables (en particulier les levures) que les vignerons autres ajoutent à leurs vins au mépris de la santé des dits consommateurs, et son corollaire : l'obligation d'indiquer l'utilisation de ces auxiliaires de vinification.
Certains ont, comme argument ultime, indiqué que lorsque l'on achète du pain on a immédiatement connaissance de la composition du pain en consultant l'étiquette.
Je n'ai, pour ma part, jamais vu l'ombre du soupçon d'une étiquette chez l'un ou l'autre des boulangers me vendant leur production. Des malfaisants ayant des choses à cacher, ça ne fait aucun doute.
Mais cette histoire du pain et des levures est intéressante.
Doublement intéressante !
Elle l'est d'une part du fait de l'aspect culturel et religieux que pain et vin partagent et, d'autre part, grâce à l'écho historique qui est venu me chatouiller les neurones.
XVème siècle
Car pain et de levures, mêlés d'un rien de soupçon, je les ai d'abord croisés chez Olivier de Serres, dans son "Le théâtre de l'agriculture et mesnage des champs", paru en 1600.C'est au livre VIII ("De l'usage des aliments") que l'on trouve :
"On se sert à Paris de plusieurs sortes de pains, certains faits dans la ville pas les boulangers jurés, d'autres dans les villages d'alentour, d'où il est apporté pour être vendu à chaque marché. Le plain le plus délicat est celui qu'on appelle mollet, et que les boulangers font par tolérance, n'étant pas permis par la police, comme étant de mauvais ménage parce qu'on y dépense trop. Il est communément petit et rond, est fort léger, spongieux et savoureux à cause du sel qu'on y met, qui le rend moins blanc qu'il ne serait sans cela, aucun des autres pains ni de la ville ni des champs n'étant salé.
On apporte des villages voisins diverses sortes de pains en cette ville, dont le plus remarquable est celui de Gonesse. Il est fort blanc et délicat, ne le cédant en rien au mollet s'il est mangé frais, car après un jour il n'est plus agréable. On apporte des villages voisins diverses sortes de pains en cette ville, dont le plus remarquable est celui de Gonesse. Il est fort blanc et délicat, ne le cédant en rien au mollet s'il est mangé frais, car après un jour il n'est plus agréable."
Du fait de sa blancheur, ce pain blanc, ce petit pain de luxe (que l'on peut considérer comme l'ancêtre de notre baguette) sera aussi nommé "pain à la Reine" (comme bien d'autres aliments dont la blancheur est censée témoigner de leurs qualités gustative et sanitaire). Il est élaboré à l'aide de levure de bière (on parle alors de "l'écume de bière").
Cet aspect du process sera l'angle d'attaque choisi par les boulangers de Gonesse qui, eux, fournissaient un pain blanc à pâte ferme, un pain au levain.
Et c'est des cabarets (le Facebook / Tweeter de l'époque) que part la rumeur : le pain blanc à la levure est, du fait même de l'utilisation de levure, un poison lent.
C'est que Gonesse est en concurrence commerciale avec Paris, il importe donc de persuader les parisiens du côté malsain du produit concurrent, et de le faire grâce à la rumeur ... qui naît chez ceux qui sont le plus à même de la propager et qui en seront les premiers bénéficiaires.
Selon PJ Malouin :
«… on attribuait au pain préparé avec de la levure les mauvaises qualités qu’on attribue à la bière, qui sont d’être nuisible aux nerfs et à la tête en général, d’être contraire aux voies urinaires en particulier et même de rendre sujet aux maladies de la peau»
On est alors en 1668, au tout début du règne effectif de Louis XIV.
Et de La Reynie, le Lieutenant de Police de Paris, se saisit de l'affaire.
Selon de La Reynie, la levure :
«est plus aisée à travailler et à pétrir», mais «peut produire de très mauvais effets lorsqu’elle est un peu défraîchie».Il convoque, chez lui, les représentants de la faculté de Médecine de Paris. Il souhaite obtenir leur avis éclairé à propos de l'effet sur la santé publique de la levure de bière et du "pain à la Reine"
Cet avis est rendu au début de 1668 : 45 médecins se prononcent contre l'utilisation de l'écume de bière, alors que 30 sont pour.
Dans la bouche de Guy Patin, doyen des médecins et anti levure véhément :
«La mort volait sur les ailes du pain mollet».
A propos de l'avis des médecins, on trouve chez PJ Malouin:
«Mais cette décision ne fut pas regardée comme un jugement authentique de la Faculté, parce qu’il ne fut pas porté et confirmé suivant l’usage de cette Compagnie, dans trois de ces assemblées convoquées pour cela. La seule assemblée où il en fut question et où l’usage de la levure fut condamné, n’avait pas même été convoquée pour cette affaire».
Le Parlement se saisit alors de l'affaire et demande l'avis d'un comité composé pour moitié de spécialistes (donc médecins) et pour l'autre moitié de notables non spécialistes, mais associant âge avancé et expérience (vu d'aujourd'hui on peut s'interroger sur les connaissances réelles des médecins "spécialistes").
Lors de ces assises du pain (le 3 janvier 1669), si quatre des 6 médecins s'opposent à la levure en confirmant l'avis de la Faculté, les notables voient la chose d'un autre œil, en quelque sorte : laissez faire, le consommateur choisira.
Primauté aux scientifiques menés par G Patin : l'avis rendu dit encore une fois non à la levure et à son pain.
Il faut dire que Patin ne fait pas dans la nuance :
"notre sentiment touchant la levure ou écume de bière que les boulangers de Paris mettent dans leur pain depuis le commencement du siècle courant, estimons que non seulement elle n'est ni utile ni nécessaire pour faire du pain, mais même si on la considère tant en soi que pour ses effets, elle blesse la santé et est préjudiciable au corps humain"ou bien encore :
"dire, comme ceux qui la défendent, qu'on n'a vu aucune personne qui soit morte ou tombée sur le champ malade pour avoir mangé de ce pain n'est pas un bon moyen pour l'affranchir des blâmes dont on le charge. Il en est comme du sucre affiné avec la chaux et de l'alun, des viandes dures salées, poivrées et épicées, et des vins où l'on jette de la chaux, de la colle de poisson ou d'autres choses de soi-même mauvaises, que les hommes qui ont soin de leur santé évitent, quoiqu'aucune de ces choses ne fasse perdre la vie, ni la santé le jour même où on la prend"Chez Patin on trouve déjà (dès le 17ème siècle !), cette méfiance envers la colle de poisson cet additif suspect dénoncé par A. Iommi Amunategui dans sa vidéo caricaturale.
En outre, pour Patin la levure est également un additif suspect. Un additif dont la dangerosité ne peut être prouvée mais contre ce danger, même hypothétique, il faut se protéger !
Patin est un lanceur d'alerte et un défenseur des produits naturels, traditionnels, non additionnés d'éléments modernes autant que suspects.
Dans la foulée La Reynie interdit le pain à la levure.
Cependant, en 1670 le Parlement rend un arrêt contraire en permettant, sous conditions, l'utilisation de la levure :
«faisant défense d'en employer d'autres que celle qui se fait dans cette ville de Paris, fraîche et non corrompue».
Les défenseurs de la levure l'ont emporté avec quelques solides arguments de bon sens. Des arguments dont on trouve trace dans les limites imposées par les juges : la levure n'est pas dangereuse par elle même, tout dépend de la façon dont elle est fabriquée et transportée.
On aura donc désormais obligatoirement recours à de la levure parisienne, locale et fraîche, et non pas à de la levure importée on ne sait trop comment de Flandre.
Il y a dans cette histoire quelques enseignements et quelques échos que je trouve particulièrement réjouissants.
Chacun en fera ce qu'il voudra ou pourra selon ce que sont ses convictions. Mais, quelles que soient ces convictions, sur ce sujet de l'affaire des "pains à la Reine", et sur bien d'autres : il faut lire le passionnant livre de Madeleine Ferrières : "Histoire des peurs alimentaires. Du Moyen-Age à l'aube du XXème siècle".