« Nous passions des journées oisives. Nous nous levions assez tôt. Le matin, il y avait souvent une brume – ou plutôt une vapeur bleue qui nous délivrait des lois de la pesanteur. Nous étions légers, si légers… Quand nous descendions le boulevard Carabacel, nous touchions à peine le trottoir. Neuf heures. Le soleil allait bientôt dissiper cette brume subtile. Aucun client, encore, sur la plage du Sporting. Nous étions les seuls vivants avec l’un des garçons de bain, vêtu de blanc, qui disposait les transats et les parasols. Yvonne portait un maillot deux pièces de couleur opale et je lui empruntais son peignoir. Elle se baignait. Je la regardais nager. Le chien lui aussi la suivait des yeux. Elle me faisait un signe de la main et me criait en riant de venir la rejoindre. Je me disais que tout cela était trop beau, et que demain une catastrophe allait survenir. Le 12 juillet 39, pensais-je, un type de mon genre, vêtu d’un peignoir de bain aux rayures rouges et vertes, regardait sa fiancée nager dans la piscine d’Éden-Roc. Il avait peur, comme moi, d’écouter la radio. Même ici au cap d’Antibes, il n’échapperait pas à la guerre… Dans sa tête se bousculaient des noms de refuges mais il n’aurait pas le temps de déserter. Pendant quelques secondes une terreur inexplicable m’envahissait puis elle sortait de l’eau et venait s’allonger à côté de moi pour prendre un bain de soleil. »
Patrick Modiano, Villa triste, Gallimard, coll Blanche, 1975, p. 105-106