J'ai beaucoup lu Kazuo
Ishiguro - et souvent beaucoup aimé. Nos chemins se sont croisés trois fois - mais je n'ai plus de traces écrites de la première. Voici ce que mes archives ont conservé, précieuse mémoire pas si morte qu'on le dit parfois, à l'occasion d'un Prix Nobel de littérature qui, forcément, me réjouit. (Même si j'avais préparé autre chose.)
Les vestiges du jour (1990)
Le
troisième roman de Kazuo Ishiguro commence par étonner, puis il laisse une
impression de perfection. Cet écrivain anglais d’origine japonaise s’était, dans
ses deux premiers livres, construit un Japon mythique. Et le voici occupé à
décrire une Angleterre tout aussi mythique, par l’intermédiaire d’un majordome,
Stevens, qui assume tous les clichés d’une civilisation où le service a été
élevé au rang d’un art et d’un devoir. On s’attache à ce Stevens qui réfléchit
à sa condition et à son passé pendant un petit voyage qu’il fait pour retrouver
Miss Kenton, une gouvernante avec laquelle il a travaillé et qui est
probablement sa seule faille : il ne se l’est jamais avoué, mais elle lui
manque, et ils auraient pu partager ensemble autre chose que le sens de leur
mission presque sacrée.
Kazuo
Ishiguro raconte tout cela avec un naturel d’autant plus extraordinaire qu’il
est évidemment une pose – mais elle est devenue une seconde nature chez Stevens,
qui ne s’imagine de toute manière pas différent.
Stevens
n’a presque jamais quitté Farlington Hall et il a même survécu à son patron, Lord
Darlington, remplacé maintenant par un Américain, ce qui est évidemment très
différent puisque ce Mr. Farraday n’a aucun sens des rapports qu’il devrait
établir entre lui-même et son majordome. Sans avoir voyagé ni être sorti dans
le monde, Stevens a le sentiment d’avoir eu beaucoup de chance : il a côtoyé,
en effet, avant la Deuxième Guerre mondiale, de grands hommes politiques que Lord
Darlington, poussé par on ne sait quel idéal pacifiste né de ses remords après
la victoire de 1918, cherchait à rapprocher par-dessus la séparation entre l’Allemagne
et la Grande-Bretagne. La naïveté de Stevens au sujet des agissements de son
patron est totale. Il n’a d’ailleurs pas à y réfléchir, comme il le dira à Lord
Darlington un jour où celui-ci, assailli de doutes, aura la faiblesse de
demander conseil à Stevens.
Ce
majordome pense avoir approché de la perfection le jour d’une grande réunion
politique organisée par Lord Darlington. Ce jour-là, le service devait être
plus irréprochable que de coutume afin de ne pas troubler la reconstruction du
monde. Mais le père de Stevens, qui avait été son modèle avant de beaucoup
décliner, au point qu’il avait fallu le réduire à un rôle subalterne, a eu la
mauvaise idée de mourir. Il n’aurait pu choisir plus mal son moment. Stevens, en
revanche, fut parfait, comme le montre cet invraisemblable dialogue qu’il eut
avec Miss Kenton lorsqu’elle lui demanda, à propos de son père à l’agonie :
« Voulez-vous
monter le voir ?
— Je
suis très occupé pour le moment, Miss Kenton. Dans un petit moment, peut-être.
— Dans
ce cas, Mr. Stevens, me permettrez-vous de lui fermer les yeux ?
— Je
vous en serais très reconnaissant, Miss Kenton. »
Le choix du personnage, un
majordome très ancré dans une certaine tradition britannique, a de quoi
surprendre de la part d’un écrivain d’origine japonaise.
J’ai choisi ce majordome pour
illustrer une tendance à essayer de dissimuler ses émotions, à ne pas montrer
ce qu’on ressent. Il symbolise un peu, en le caricaturant à l’extrême, le
dévouement dont on peut faire preuve à l’égard d’une carrière, à l’égard d’un
engagement professionnel. Ce dévouement est tel qu’il entraîne ce majordome à
nier complètement sa capacité à exprimer l’amour, la chaleur, la tendresse, les
sentiments humains.
La seconde raison pour laquelle j’ai
choisi ce personnage, c’est l’aspect de fable politique du livre. J’ai voulu
montrer les rapports qui existent entre les petits personnages humains
ordinaires que nous sommes et le pouvoir politique. Evidemment, ça se greffe un
peu sur mon histoire personnelle. J’étais étudiant à la fin des années soixante
et dans les années soixante-dix, à une époque à laquelle on sentait qu’on avait
une certaine responsabilité par rapport au monde et qu’on était tenu d’essayer
de changer les choses pour les améliorer.
En fait, il se peut très bien que,
comme le majordome du livre, nous faisons tous notre petite tâche, chacun de
notre côté, du mieux que nous pouvons, en pensant que nous contribuons à
quelque chose de très grand parce que nous travaillons pour quelqu’un qui nous
dépasse peut-être et que nous contribuons de cette manière à l’histoire. Mais
en dernier recours, on ne sait pas vraiment ce que ça donne…
Etes-vous un écrivain très
ambitieux ?
Ce n’est pas une question d’ambition.
Je suis tout à fait au début de ma carrière, j’ai l’impression qu’il y a
énormément de choses que je n’ai pas encore faites et que je dois faire. Je ne
cherche pas à me comparer avec d’autres écrivains, donc dans ce sens-là je ne
suis pas ambitieux. Mais je suis très ambitieux par rapport à moi-même, je me
fixe personnellement des objectifs : explorer des choses que je n’ai pas
encore faites. C’est peut-être une chance d’avoir récolté des prix littéraires
si tôt, parce que maintenant j’en suis débarrassé. Je n’ai pas envie de
continuer à écrire les mêmes livres toute ma vie sous prétexte que je le fais
bien et qu’on me l’a dit. Mon admiration va plutôt à des gens, à des artistes
qui justement changent tout le temps et ne s’obstinent pas à faire toujours les
choses pour lesquelles on a dit qu’ils étaient bons. C’est pour ça que j’admire
Miles Davis qui a eu le courage de changer, Dylan aussi, bien que maintenant ça
se dégrade un peu, Picasso, etc.
Vous inscrivez-vous dans le
renouveau de la littérature britannique dont Salman Rushdie est un exemple ?
On ne peut pas évoquer l’affaire
Rushdie ici, c’est trop compliqué, mais il est une figure importante de la littérature
contemporaine. Il n’écrit pas uniquement pour des lecteurs britanniques. C’est
une tendance qu’on retrouve chez tous les écrivains de cette nouvelle
génération. Par exemple, en voyageant comme je le fais maintenant, je me rends
compte qu’il y a un tas de petits détails qui ont une signification pour des
lecteurs d’autres pays. Et je pense que les écrivains de ma génération font de
même. Ils ont une expérience de la vie aux Etats-Unis, ou dans les pays d’Asie,
par exemple, et ils en tiennent compte dans leur écriture. Tout cela va dans le
sens d’une ouverture beaucoup plus grande.
L’inconsolé (1997)
Kazuo
Ishiguro a gardé son air d’étudiant attardé. Ni le temps ni le succès (celui
des Vestiges du jour) ne paraissent
avoir de prise sur lui. L’écrivain a, certes, un peu plus de quarante ans, il a
gagné en maturité et peut-être aussi en lucidité sur son propre travail. Alors,
qu’est-ce qui a changé ? La réponse est, bien sûr, dans L’inconsolé. Et peut-être un peu aussi
dans ce que Ishiguro nous a expliqué il y a quelques jours, lors d’un bref
passage à Paris à l’occasion de la sortie en français de son dernier roman.
Vos premiers romans étaient
japonais, vous avez écrit un roman très britannique, et voici un roman très
européen. Peut-on dire les choses ainsi ?
Peut-être. Mais, bien que cela se
situe en Europe de l’Est, cela pourrait être n’importe où. Le livre n’est pas
lié à un endroit spécifique. Dans mes livres précédents, j’avais fait beaucoup
de recherches documentaires pour me renseigner sur les époques et les lieux, mais
l’essentiel était dans la psychologie des personnages, malgré la plus grande
précision du contexte que pour L’inconsolé. Je
voulais, ici, créer un paysage imaginaire de manière à ce que le lecteur puisse
croire que les choses arrivent chez lui.
Inévitablement, on pense quand
même à une partie de l’Europe…
J’ai été obligé de choisir un
endroit pour donner des noms aux rues. Cela aurait pu être des noms scandinaves,
ou français, ou italiens. Finalement, c’étaient des noms allemands… J’étais
déjà très loin dans l’écriture, et je n’avais pas encore décidé de situer le
roman en Europe de l’Est. C’est arrivé très tard. J’avais besoin d’une liste de
noms allemands, et je cherchais un annuaire de téléphone allemand. Mais, en
fait, c’était difficile à trouver à Londres. En revanche, j’avais sous la main
beaucoup de livres sur le football, et il y a toujours eu des équipes
allemandes. Les noms des personnages secondaires de L’inconsolé viennent de là.
J’aurais aussi bien pu prendre des noms dans des équipes belges, et donner des
noms flamands aux personnages secondaires. C’est volontairement que je n’ai pas
voulu entrer dans les problèmes politiques. J’ai donc évité de situer les
choses dans un ex-pays communiste. Par ailleurs, je sens bien que les émotions
de mes personnages ne correspondent pas à celles des Latins, ou des Français…
Au fur et à mesure que vous
écriviez le livre, la ville a-t-elle pris dans votre esprit une réalité
topographique ?
En fait, non. La ville change
tellement dans le livre qu’il est impossible d’en dessiner un plan. Il était
beaucoup plus important pour moi d’imaginer et de comprendre les lois qui
géraient ce monde et cette ville. Je ne parle pas seulement des lois de l’espace,
mais aussi des comportements humains. Evidemment, ces lois-là sont différentes
de celles qui régissent le monde où nous vivons. Et je sentais qu’il fallait
quand même des règles.
Ce monde possède donc sa propre
logique ?
Oui, exactement. Si Monsieur
Ryder, au milieu du livre, devenait un éléphant ou un oiseau, il n’y aurait pas
de logique pour le lecteur. Ce serait aussi peu correct que si cela arrivait
dans un roman réaliste. Souvent, je me posais des questions de ce genre-là en
écrivant le livre. Je voulais sentir une logique interne, et que le roman ait
un sens, comme un roman réaliste. Un roman où n’importe quoi peut arriver
induit l’idée que la vie n’a pas de sens…
Quand Ryder arrive dans cette
ville, le lecteur ignore qu’il la connaît déjà. De votre côté, le saviez-vous ?
Oui. Je savais tout de son passé,
de son avenir, de ses angoisses. Mais, au lieu de me servir de flash-back, comme
dans mes livres précédents où on découvrait la vie du héros à travers ses
souvenirs, ici, les choses se découvrent de manière plus onirique. Ryder trouve
des échos de son passé, de son enfance, dans les rencontres bizarres qu’il fait
dans ce monde bizarre. Cela fonctionne un peu comme les rêves. Ce soir, je
pourrais faire un rêve dans lequel il y aurait le portier de nuit de l’hôtel, parce
que l’image de son visage est entrée récemment dans ma tête. Et il se peut qu’il
joue le rôle de quelqu’un qui a beaucoup plus d’importance dans ma vie, simplement
parce que son visage était disponible et que je m’en suis servi. L’idée, ici, c’est
que vous découvrez la vie de Ryder à travers une méthode similaire.
Nocturnes (2010)
Le
roman a beaucoup fait pour la notoriété de Kazuo Ishiguro, surtout quand il est
passé par le cinéma. Les vestiges du jour,
son troisième livre, avait été couronné par le Booker Prize avant qu’Anthony
Hopkins incarne à l’écran le majordome du livre – le « butler ». On
sait moins que son entrée publique en littérature s’est faite en 1981 par la
publication de trois nouvelles dans un ouvrage collectif qui précédait d’un an
son premier roman, Lumière pâle sur les
collines. Ishiguro revient à la nouvelle avec Nocturnes, un premier recueil personnel très concerté de textes
assez longs. C’est un régal.
Le
sous-titre, Cinq nouvelles de musique au
crépuscule, fournit des indications précises, presque cliniques, sur le
livre. Celui-ci regroupe en effet cinq nouvelles qui parlent de musique et de
crépuscule – mais parfois au sens figuré, comme dans la vie.
Dans
« Crooner », un guitariste de rue polonais, qui travaille aux
terrasses de Venise avec différents groupes, rencontre le chanteur américain
Tony Gardner. Plus qu’une légende à ses yeux : le consolateur de sa mère
qui l’écoutait pour oublier les contraintes du régime communiste. Non seulement
ce héros lui parle, mais il lui demande de l’accompagner le soir pour la
sérénade qu’il veut donner d’une gondole pour son épouse Lindy, sous la fenêtre
de leur chambre. L’honneur est immense. Et la réalité, cruelle. Tony Gardner, qui
veut relancer sa carrière, doit divorcer pour revenir sous les projecteurs au
bras d’une femme plus jeune et plus jolie…
Ironiquement,
l’avant-dernière nouvelle remet Lindy Gardner en scène, après le divorce. Elle
est la voisine de chambre de Steve, saxophoniste doué mais au visage ingrat. Le
producteur de celui-ci l’a convaincu de la nécessité d’une chirurgie esthétique
après laquelle le succès ne devrait pas tarder. Lindy et Steve, le visage bandé,
attendent la cicatrisation, font connaissance et tuent le temps. Soumis à la
loi des apparences qui semble bien supérieure aux vertus du talent.
Comme
ces deux textes, les trois autres mettent face à face, dans une relation
conflictuelle, l’ambition artistique d’un musicien et les contraintes de l’existence.
L’incompatibilité se vit dans la douleur, et parfois la douleur s’apaise
provisoirement, quand une complicité s’établit entre deux personnages. Mais la
fragilité est une constante des rapports humains décrits ici, vibrant d’un
espoir qui ne se réalisera jamais vraiment.
Ishiguro
nouvelliste ne décevra pas les lecteurs de ses romans. Il tient la note juste, chaque
fois pendant une cinquantaine de pages. Il plonge au cœur des contradictions et,
sans chercher à les résoudre, les éclaire d’une forte empathie pour ses
personnages. Si bien que l’on sort de ce recueil à la fois bouleversé et apaisé.
Une autre contradiction que l’on ne cherchera pas à comprendre.
Auprès de moi toujours (2006)
Un
secret rôde dans le roman d’Ishiguro. On en devine peu à peu la teneur. Ce qui
fait de ses personnages des êtres d’exception appartenant à un… élevage
particulier. Leur statut n’interdit pas les émotions. Mais ils ne savent pas
très bien qui ils sont. Kath, devenue adulte, effectue un retour sur leur
enfance. La lumière se fait sur des événements qui étaient restés
incompréhensibles. L’écrivain d’origine japonaise avance à petits pas, comme
avec incrédulité, vers la connaissance.
Le géant enfoui (2015)
Commençons
par là, même s’il nous en coûte : le nouveau roman de Kazuo Ishiguro est
une déception. Une déception relative, certes, et malgré tout un bon livre. Mais
l’auteur des Vestiges du jour et de quelques autres ouvrages très
réussis avait habitué à mieux et Le géant enfoui, son premier roman
depuis dix ans, était porteur d’un espoir immense – et démesuré.
Ishiguro
est un caméléon : il a prouvé à suffisance sa capacité à évoquer des
époques et des lieux différents. Le voici lancé dans une épopée
post-arthurienne où la magie est un élément naturel de l’environnement et où ce
qui nous semble fantastique est intégré au quotidien. Axl et Beatrice, le
couple dont les aventures sont au cœur du récit, souffrent ainsi, comme les
autres habitants de leur village, d’un effacement de la mémoire. Ils ne savent
pas très bien pourquoi, mais une hypothèse prend consistance : depuis
longtemps, Querig, une dragonne, hante la région. Elle est vieillissante, moins
féroce et dangereuse qu’autrefois, « mais plus d’une force obscure
émane de sa présence » et elle serait responsable de la brume de l’oubli…
En
route vers le village où habite leur fils, Axl et Beatrice croisent Gauvain, neveu
du roi Arthur. Il a été chargé d’éliminer Querig mais, bien qu’il s’en défende
– et la manière dont il se défend est la part humoristique du roman –, il peine
à mener son entreprise à bien. Lui aussi a vieilli, la trame de la légende est
usée, si bien que l’on voit au travers. Et que, malheureusement, les ficelles
semblent parfois bien grosses.
Est-ce
pour essayer de faire croire à la distance des siècles que le romancier prête à
ses personnages des dialogues ampoulés ? On s’amuse, un peu, du mari qui
appelle sa femme « princesse » et de Beatrice qui appelle Axl, quand
ce n’est pas par son prénom, « époux ». Mais on se lasse assez vite
de préciosités qui contaminent aussi d’autres conversations.
Le géant enfoui est un livre qui semble construit de couches superposées mal ajustées, comme
si elles ne cessaient de glisser les unes sur les autres et de réclamer leur
autonomie. Le contexte des légendes arthuriennes, les paysages, les personnages,
la société d’un temps dont nous ne savons pas grand-chose… Tout cela fait un
roman attachant par bien des aspects, et irritant par d’autres.