UN ROI DE LEGENDE
Louis II de Bavière
Parmi les personnages, que rejette l'histoire, impuissante à les faire tenir dans les limites de ses cadres, mais que dresse la légende sur ses nuées, Louis II de Bavière ne cesse de nous attirer par une singulière et inquiétante séduction. Ce frère moderne des héros de Wagner, dernier chevalier du Graal, chaste, secret et déconcertant, semble être apparu au monde sur quelque lac baigné de lune, et conduit par le cygne de Lohengrin. Ce roi, fou de musique et de poésie, émeut nos sensibilités et enchante ns imaginations parce qu'il rêva sa vie plus qu'il ne la vécut et qu'il eut un moment le pouvoir de matérialiser ses rêves. Mais, plutôt que d'y renoncer pour des réalités brutales, il consentit à la folie que termina la mystérieuse tragédie de sa mort.Plus que tout autre il est donc d'actualité, en cette année où nous sommes convenus de fêter le centenaire du romantisme. Nul n'incarna aussi complètement cette exaltation passionnelle et ces dépressions de mélancolie, ces inquiétudes nées de l'émotion ou de la pensée métaphysique, et surtout ce songe stérile qui vient, selon le mot de Shakespeare, « à tout instant décolorer l'action ». Ce Wittelsbach chargé d'une si lointaine et pesante hérédité, et dont ce fut le malheur d'être un prince du moyen âge égaré dans les temps modernes, se confond peu à peu avec chacun des personnages romantiques qu'il permit à Wagner de créer. Et par le miracle du génie, par le rayonnement de la gloire, par l'affirmation de la personnalité souveraine du maître de Bayreuth, il arrive à ne plus être à son tour qu'une de ses créations. Est-ce pour l' empêcher de se perdre tout à fait dans là légende, pour le retenir et le fixer sur les confins, d'ailleurs assez imprécis de la fable et de la réalité, qu'un écrivain de grand talent, M. George Delamare, vient de lui consacrer, sous ce titre: Le Roi de Minuit, une de ces monographies romancées dont notre temps est si curieux ? Car Louis de Bavière y est peint avec tout son relief et sa vérité historiques. Mais la précision des traits et l'éclat de la peinture y sont enveloppés d'une auréole de romanesque et de fantaisie. L'auteur s'est scrupuleusement informé de tout ce que l'on sait sur l'existence et la politique de ce souverain mais il a suppléé par l'imagination à tout ce qu'on ne sait pas- Entre les points lumineux qui jalonnent cette destinée, il y a de grands espaces d'ombre, où il s'est cru autorisé à projeter la lumière de sa fantaisie, et il a tenté d'expliquer avec vraisemblance, sinon avec réalité, l'énigme que ce séduisant misogyne, peut-être resté vierge, propose a nos curiosités.
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Ainsi, par le choix même son sujet, M. George Delamare évite-t-il le double danger du roman historique, qui est d'être à la fois insuffisamment historique et pas assez romanesque et de ne satisfaire tout à fait ni souci d'exactitude ni les besoins de' notre imagination. Il a choisi les dernières années de la vie de son héros, parce qu'elles sont les plus obscurcies de mystère et les plus lourdes de tragédie. Il l'a pris au moment où sa seule opposition à la politique de Bismarck empêchait l'Allemagne, unifiée par sa victoire sur la France, de n'avoir encore réellement qu'une politique et une volonté. Il a utilisé ce que l'on soupçonne du passage d'une femme dans sa vie pour faire de cette femme un agent du gouvernement de Berlin, une provocatrice qui allait le pousser à des folies susceptibles de provoquer, sans scandale, sa déchéance et son internement . Cette femme dont nous ne savons rien que son existence et son influence sur Louis de Bavière, c'était le droit du romancier de lui créer un nom et un visage, d'en faire une séduisante et dangereuse personnalité, à la fois grande artiste et aventurière internationale, gravement compromise dans une affaire de haute trahison, et n'obtenant de Bismarck sa libération qu'au prix de le promesse signée d'une nouvelle trahison.
Le roman débute en effet par une scène qui, à défaut de réalité historique, présente un air indiscutable de vérité psychologique. Dans le cabinet du président de police à Berlin, c'est la comparution devant ce magistrat et surtout devant le chancelier, de l'aventurière Sabine Sorelli. En quelques pages d'une vigueur et d'un mouvement étonnants, M. George Delamare expose la politique et les méthodes du Reich dans tout ce qu'elles ont de tortueux et de brutal. Il nous enferme dans cette atmosphère d'hypocrisie, de cynisme et d'immoralité dont le Reich a empoisonné l'Europe depuis le traité de Francfort et qu'ont à peine rendue plus suffocante les nappes de gaz asphyxiants dont il devait, pendant la dernière guerre, faire précéder ses armées.
A la suite de cette scène pathétique, voilà Sabine Sorelli prisonnière des desseins de Bismarck. Elle va travailler à les faire aboutir, d'abord parce que sa liberté est à ce prix, ensuite parce qu'elle est Autrichienne et qu'elle croit venger sa patrie que la Bavière a laissé écraser par la Prusse mais surtout parce que son âme de conspiratrice et d'aventurière goûte l'ivresse d'une tentative plus périlleuse que les précédentes, et que sa curiosité la pousse irrésistiblement vers ce moderne Parsifal dont aucune femme n'a jamais approché.
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Elle part aussitôt pour Hohenschwangau où Louis II s'est actuellement retiré dans l'un de ses nombreux châteaux. Pendant qu'elle s'installe dans une ancienne louveterie accueille Wagner de passage et qui qui retourne à Venise; il illumine sa solitude par la venue de sa cousine, l'impératrice Elisabeth d'Autriche, et il nous apparaît "seigneur de l'ombre, prince de minuit,... masque sans cesse contracté par le sarcasme, front vaste auquel la mélancolie seule rendait une sérénité mensongère, regard surtout, regard hallucinant de fixité, d'intensité brûlante".
Et, pour cette soirée dédiée à l'hospitalité, Louis de Bavière demande à Wagner de jouer la Mort d'Yseult. Celui-ci s'exécute. Mais, bientôt, soit fatigue, soit indifférence, il cesse de jouer. Et alors "loin du château, dans la vallée endormie, le son d'un autre piano reprend le thème", le continue, le développe, et une voix splendide, vibrante, chante avec autant d'art que de passion le désespoir d'Yseult. C'est Sabine Sorelli, illustre cantatrice, qui éveille ainsi la curiosité de Louis de Wittelsbach. Elle imagine ensuite une chute de cheval sur le passage de la voiture de celui-ci qui lui offre de la reconduire chez elle. -Leur première conversation le laisse surpris et charmé, mais défiant. Il faut à Sabine toute son intelligence, sa culture, son tact, et, plus que tout, cet étrange pouvoir de divination qui lui inspire toujours de dire ce que le roi souhaite au même moment d'entendre dire, pour qu'elle endorme peu à peu les défiances, de cette âme ombrageuse et qu'elle progresse, dans son intimité. Ce lent enveloppement d'un être par un autre être, cette insidieuse fascination, M. George Delamare les a décrits avec une finesse et une logique remarquables. Il en a marqué la progression avec un art à la fois direct et subtil. Chaque entretien, chaque événement qui ont resserré l'intimité du roi et de la cantatrice, lui ont servi a ajouter un trait ou une couleur à leur visage, et une nuance à leur psychologie. C'est ainsi qu'il nous a fait admettre, sans que nous nous en étonnions, que Louis de Bavière ait bientôt installé Sabine Sorelli dans son château de Neuschwanstein, et qu'il soit venu l'y rejoindre, sans toutefois avoir eu l'air de s'apercevoir qu'elle était une femme de la plus capiteuse et voluptueuse beauté. La misogynie du .roi nous a été si bien et si fortement expliquée, que nous acceptons, sans protester contre l'invraisemblance, que cet homme et cette femme pussent vivre côte à côte, en se grisant de musique et de poésie, en exaltant, dans ce merveilleux décor des Alpes tyroliennes, toutes les puissances de leur sensibilité et de leur imagination, et que cependant leurs corps demeurent sans désir et l'un pour l'autre obstinément étrangers.
Est-ce la raison pour laquelle Sabine devient indispensable à Louis? Elle incarne peu à peu tous ses rêves, elle est la yoix de ses plus secrètes pensées, elle réalise ses souhaits les plus aventureux. Pour lui seul dans ce château perdu, elle organise des spectacles somptueux. Avec un luxe inouï décors et de figuration, en faisant appel aux plus grands artistes de l'Europe, elle monte l'une après l'autre les oeuvres de Wagner; dont elle est d'ailleurs la principale interprète. Par ses soins, le roi de Bavière se ruine et compromet les finances de son pays. Elle collabore ainsi à la politique de Berlin qui est de pousser le souverain à des dépenses auxquelles il n'est que trop enclin, mais dont les excès soulèveront contre lui les Bavarois.
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Or, à mesure qu'elle l'entraîne sûr la pente de sa folie, elle se sent gagnée par le même vertige dont il est saisi. A sa curiosité pour cet homme singulier, succède un attrait qui deviendra de la sympathie, et enfin de l'amour. Aussi tente-t-elle de le sauver, lorsque les intrigues de Berlin ont abouti au guet-apens qui va le priver de sa couronne et de sa liberté. Mais sa tentative échoue et les policiers de Berlin apprennent au roi qu'il n'a eu affaire qu'à une espionne enrôlée par eux par eux pour le trahir; c'est avec une intense et émouvante sobriété que George Delamare a composé cette scène difficile, qu'une seule exagération, ou la moindre faute de goût aurait fait tourner au mélodrame. Mais le mépris silencieux de Louis de Wittelsbach, la douleur de Sabine que cet événement éclaire sur la force de son amour, sont traités en pleine matière humaine par un artiste qui domine toujours son sujet et qui est au courant de toutes les ressources de son métier. Pour ma part, je préfère pourtant à ces pages pathétiques, la poésie du dénouement. Malgré le mépris du prince aujourd'hui séquestré, Sabine, avec l'aide du nain fidèle que celui-ci aimait, tenté une seconde fois de le faire fuir. Comme la première, cette seconde tentative échoue et elle cause la mort du prisonnier. Oui, cette ultime promenade du Roi de Minuit dans le parc du château de Berg, en compagnie du docteur aliéniste qui a mission de ne pas le quitter, cette pluie fine qui ajoute à la mélancolie du décor et, tout au bout les eaux miroitantes de ce lac où devrait apparaître en libérateur le cygne de Lohengrin; puis l'élan pris par le prisonnier pour « gagner l'eau profonde; la barque qui l'attend, et la perspective de l'horizon ouvert à sa fuite; mais soudain la poigne herculéenne d'un lieutenant de police prussien qui le saisit, le terrasse et le maintient sous l'eau jusqu'à ce qu'il ait expiré; tout cela est évoqué avec une poésie qui est presque de la musique, et peu à peu, comme la tombée du crépuscule en automne, les mots s'allègent de leur matière, les pensées de leur précision le réel s'estompe dans le songe et là où l'Histoire finit pour lui, la légende enveloppe de ses prestiges le fantôme du roi vierge "seigneur de l'ombre, prince de minuit. .."
André Delacour
Voir aussi le post précédent sur le sujet