« La plus divertissante des surfaces de cette terre est, pour nous, le visage humain. »
Lichtenberg, Le Miroir de l'âme
Parmi tous ces milliers d'instants vécus dans ma vie, combien se sont-ils fait souvenirs ? Cimetière sans sépulture.
(…)
Le jeune homme opéré d'un pneumothorax survenu après une partie de volley-ball sur la plage vient de téléphoner à ses parents à Saint-Étienne. Pour ne pas laisser son large sourire sans écho je demande : « Il fait beau chez vous? — Ça va, me répond-il toujours souriant, il fait normal. »
Boustrophédon ferait une belle injure, plus encore que zeugme qui demanderait à être précédé de pauvre et recèlerait alors un certain mépris.
Pourquoi venir me visiter, Cathy Berberian ? Laissez-moi deviner... Ah ! le cancer n’est-ce pas? Mais pourquoi vous précisément ? Ne serait-ce pas plutôt la mise en plis et jusqu'au visage de cette patiente que l'on reconduit dans sa chambre et qui m’évoquent un peu les vôtres ?
Et puis votre vrai portrait c'est vraiment Sequenza III. Je ne peux l'écouter ici, ça me manque. Non, c'est faux, je m'en fiche totalement, ça ne me manque pas plus que ne m'ont manqué hier ou avant-hier les noms des chevaux de Napoléon.
Il y a vraiment de quoi faire avec les conjonctions, c'est comme si la vie n'était faite que de ça.
(…)
J'ai cru saisir durant un instant la nuance entre écrire et extravaguer, mais j'ai dû, comme toujours, me tromper ; je viens d'ailleurs de changer d'avis. Et puis l'un n'interdit pas l'autre, c'est ce qu'on rechigne à s'avouer quand, de ce qu'on écrit, le manque de saveur est flagrant.
(…)
Je n'ai pas pensé comme souvent : « Je n'ai plus envie de poursuivre » mais : « Ce ne devrait pas être si mal que d'en avoir fini », ce qui m'a autrement interrogé et familiarisé avec cette hypothèse.
Si deux immeubles, dans l'échancrure, connaissent encore quelques gouttes de pluie, ceux du fond ont déjà affaire à l'éclaircie. Et puis non, je n'en jurerais pas ; la lumière se remet à vaciller. En tout cas, ça témoigne bien de mon état d'esprit.
J'ai bouffé du bouquin pendant plus d'un mois, livres qu'en d'autres circonstances j'aurais lus attentivement, pour certains.
Mes carnets sont là, sur la table, je n'ai qu'à tendre le bras ? Vais-je m'enfoncer dans la paresse ? Oh non, pas tout de suite, encore cinq minutes de répit.
Enfance. J'ai un souvenir très précis de l'ébréchure qui déparait (aux yeux des miens) la tasse de mon petit-déjeuner, mais le motif de celle-ci en reste très vague, peut-être même ne s'agit-il pas de cette même tasse.
Jean-Luc Sarré, Apostumes, Éditions Le Bruit du Temps, 2017, 248 p., 15€, pp.175 à 179. Sur le site de l’éditeur.
4ème de couverture :
« De cancre à cancer, il n’y avait qu’un pas, je l’avais depuis longtemps présagé. Ce pas franchi, il s’accompagne aujourd’hui d’un indécollable et fâcheux anagramme. »
« De notules à nodules encore un autre pas. »
« Apostume (plus familier qu’apostème) est tout aussi charmant, avec son faux air d’apostille posthume. »
Tout est dit, ici, des circonstances de ces nouvelles pages de carnets de Jean-Luc Sarré, et sur le choix du titre : « apostume » appartient à l’ancien vocabulaire médical et désigne « un abcès, une tumeur purulente » (il est encore employé par Giono). Face à la maladie, à ses contraintes (le misanthrope contraint d’appartenir au « pitoyable cénacle » de l’hôpital), le jeu sur les mots, l’humour (noir ?) est un moyen de tenir à distance et d’apprivoiser la réalité. Pour paraphraser Jean Roudaut parlant des poèmes de Sarré, savoir dire permet de préserver une intimité. Tout ce qu’Éric Chevillard notait à son propos, et à propos des « carnettistes » en général (Chamfort, Lichtenberg, Perros) est comme accentué dans ces nouvelles pages : « une relation critique, pour ne pas dire conflictuelle, à soi et au monde, une mélancolie tenace, un peu complaisante sans doute et proche de la délectation morose, une mauvaise humeur entretenue comme le feu sacré par les Vestales, un humour sombre, mais aussi une sensibilité aux détails et une attention au monde qui font de ces misanthropes autoproclamés des spectateurs aussi souvent attendris que railleurs de la comédie humaine. L’écriture en l’occurrence est un soin délicat prodigué d’une main sûre, le mot veille sur la chose qu’il nomme, il la préserve… »
Jean-Luc Sarré dans Poezibao :
bio-bibliographie, ext. 1, Comme si rien ne pressait (par A. Emaz), ext. 2, chez Tschann, [note de lecture] Jean-Luc Sarré, "Ainsi les jours", par Antoine Emaz, (anthologie permanente) Jean-Luc Sarré, "un temps à subvertir la concordance des temps"