(Note de lecture) Sandra Moussempès, "Colloque des Télépathes", par François Crosnier

Par Florence Trocmé

Dans un pays où la « littérature hors du livre » est encore peu répandue (malgré de récentes initiatives comme le festival Extra ! du Centre Pompidou et la création du prix Bernard Heidsieck, dans la pré-sélection duquel figurait le nom de Sandra Moussempès), il n’est pas dans les habitudes des éditeurs de poésie d’insérer un CD dans les livres qu’ils publient. C’est pourquoi il faut féliciter les Éditions de l’Attente de faire entendre de nouveau, après Acrobaties dessinées (2012), le travail sonore de l’auteure, qu’elle a présenté au cours de plusieurs performances ces dernières années - à la Maison de la Poésie ou au Festival Actoral, notamment. Chant, voix, musique et sound design se mêlent pour se constituer en un monde autonome, parallèlement au texte imprimé qu’ils reprennent en partie. L’effet d’étrangeté produit par la voix de Sandra Moussempès induit une approche nouvelle de l’œuvre. Il ne s’agit pas d’illustration secondaire de celle-ci, mais bien plutôt d’un développement différent du même, rattaché à l’écriture à un niveau très profond.
Car si Post-Gradiva est le titre de l’album, c’est aussi celui d’un chapitre du livre, probablement celui qui éclaire le mieux la dimension performative du travail de Sandra Moussempès. Ce texte, l’un des plus bouleversants de l’œuvre entière, prend la forme d’une adresse au père mort :
Je suis là pour voir si tu es là dans les cieux (…)
D’en haut, dans ton esprit conservé tu voulais
Que je sois chanteuse d’opéra et j’essaye de trouver une façon de chanter, une façon de me rapprocher
Du ciel comme les anges que tu collectionnais anges
De biscuit accrochés partout dans ta dernière demeure
Bd Edgar Quinet (…)
Cette injonction paternelle, Tu voulais que je sois chanteuse d’opéra, qui donne la clé du travail sonore, se redouble dans le même poème de l’injonction plus problématique  Tu voulais que je sois la Gradiva du Château des Carpathes, laquelle condense deux références littéraires distinctes. Ces dernières ont pour point commun de faire coïncider l’Autrefois et le Maintenant au travers de deux figures de mortes dont la renaissance est fantasmée par le personnage masculin : la cantatrice Stilla dans Le château des Carpathes de Jules Verne et la jeune fille de Pompéi dans la Gradiva de Jensen. La voix que nous entendons serait-elle celle d’une morte ? Peut-être, dans la mesure où la voix éthérée de Sandra Moussempès nous transporte dans le monde des fantômes :
(…) j’ai commencé à chanter
Pensant que mon chant s’élèverait vers les cieux
Et finirait par être entendu de toi de
Là où tu es pourrais-tu entendre un écho de ma voix
Des bribes de mélodies qui s’accrochent
À un nuage et pourraient te parvenir j’ai voulu amplifier
Le son vertigineux entendu au loin
Je ne savais pas d’où venait ma voix
Qui était le pendant éthérique
À notre discussion fantôme
De fantômes, il en est beaucoup question dans ce Colloque des Télépathes. Fantômes convoqués par les trois sœurs Fox à Rochester en 1848 lors de séances de spiritisme, fait divers plutôt anecdotique dont Sandra Moussempès prend prétexte pour faire revenir à leur tour, une fois encore, les figures obsédantes de son univers poétique : les starlettes hollywoodiennes (le cinéma, art fantomatique par excellence), les princesses auxquelles, petite fille, elle s’identifiait, les femmes aliénées à leur devenir d’épouses… Fantômes des années 70, époque dans laquelle l’auteure est restée littéralement immergée, ce qui nous vaut de savoureuses évocations (groupe de « thérapie par le cri primal », « patientes illuminées me parlant de leurs angoisses d’adultes », « un membre de la bande à Baader, naturiste ramené du Gardon par mon père, se baladant en tenue d’Adam à côté de nous »). Fantôme du père, bien sûr.   
Mais cet univers hanté (comme le rappelle la citation d’Emily Dickinson en exergue : La nature est une maison hantée, / l’Art, une maison qui essaie de l’être) est aussi un univers joyeux. À cause peut-être de l’apparente noirceur des thèmes, on a rarement souligné l’humour de Sandra Moussempès, qui pourtant saute aux yeux (à commencer par l’oxymore du titre, qui évoque également les expériences de télépathie menées par l’auteure). Fondé sur le détachement, l’objectivation, il permet de tenir la douleur à distance :
M’apprenait la botanique, son côté distancié des affaires familiales, c’était donc à cela que servait un livre
Ou
J’érotise une chose plus ou moins conflictuelle, sur laquelle je n’ai aucune emprise, il faut juste quitter la pièce
Ou encore
À défaut de supprimer tes pensées, capture celles qui restent envoûtantes, même placées sur une coupelle
Autre constante, la capacité d’auto-dérision des héroïnes de Sandra Moussempès. Elle s’exerce notamment sur les représentations du féminin, les stéréotypes, l’aliénation :
C’est un film sur le mariage sans les maris   les maris   les maris
(…) les femmes ont en commun leur nez refait
Où en étais-je 
?
Et d’ailleurs sommes-nous aujourd’hui ou avant-hier ?
(…) Cette idée-du-mari remplace allègrement l’idée-au-logis qui masque les faiblesses du discours
Enfin, ce beau livre, dense, porte avec plus d’insistance que les précédents la question centrale de l’écriture et du statut même de l’objet poétique :
Je me pose encore la question de l’écriture d’un livre qui ne soit ni seulement poésie ou récit ou rien du tout qui soit tout et seulement poésie serait le dénominateur commun quand lassé par poésie récit prendrait le relais mais pour toujours revenir à poésie, sans doute une fiction sentimentale

(…) Un poème doit être hors-sujet tout en restant sujet
(…) J’ai fait l’effort de ne plus écrire de poésie
François Crosnier

Sandra Moussempès, Colloque des Télépathes & Post-Gradiva (album CD), Éditions de l’Attente (2017), 93 p., 14 €