(Anthologie permanente) Sergueï Krouglov, "Ganymède"

Par Florence Trocmé

Jean-Baptiste Para a lu ce poème de Sergueï Krouglov lors de la remise du Prix de traduction Etienne Dolet – Sorbonne Université, ce samedi 30 septembre.
Ganymède

Si proche est le temps où nous étions ensemble.
Dans ma maison en bordure de la ville, là où persiste
le calme, nous buvions du thé en silence.
Tu dessinais sur la table avec des allumettes brûlées :
un visage, l’esquisse d’une encolure,
une rose — on devinait le reste.
Tu es si jeune encore, Ganymède ! Pourquoi
t’ai-je laissé partir dans la nuit ?
Pouvais-je te retenir ?
Ton verre de thé presque vide,
tu as frotté une allumette, mais pour rien au monde
tu n’aurais allumé la suivante.
La pureté du style, voilà ce qu’il y avait entre nous.
Et l’art, en quelque mesure, nous rendait ennemis
lors de nos rares rencontres autour du thé.
Nos joutes, notre passion, nos regards,
la petite flaque brune sur la toile cirée,
ta jeunesse, tes dents fortes, tes gestes,
ta jeunesse surtout !... et le thé, les tasses
couleur de safran, la baguette de verre
pour mélanger le breuvage, tout prenait
la dimension d’un mythe, Ganymède.
Tu m’as fièrement lancé que tu allais mourir.
Oh ! quel charme, quelle tristesse !
Je te connais mieux que tu ne te connais
et vois des cérémonies de thé futures, même si
je ne dessine pas aussi bien que toi avec des allumettes.
Ceux que la mort épargne dans leur jeunesse
jouent à d’autres jeux, crois-moi.
Tu es le désir des dieux. Pourquoi
n’ai-je pas compris, cette nuit-là,
quand pâle et silencieux tu es sorti
dans les ténèbres, passant du seuil
à la déserte voie pierreuse, sans te retourner ?
Sur le pas de la porte je t’ai appelé,
mais toute parole était vaine. Tu as suivi plus loin la route
puis il y eut un cri d’aigle, un vent fétide, un battement
d’ailes gigantesques, des serres enfoncées
sous ta nuque, un envol dans les froides
solitudes de l’air, le désarroi, une chaleur
d’anus, l’horreur — le dieu !...
Je sais où tu es à présent, Ganymède.
C’est une autre nuit et j’observe ta course
dans le mouvement des feuilles de thé
à la surface de l’eau. Une nouvelle rencontre
nous est promise. Bientôt. Le sais-tu :
le thé que tu n’as pas bu n’a pas moisi.
Je brûle les allumettes l’une après l’autre
et je termine ton dessin : le visage,
la rose, le cri d’horreur et d’indignation,
le vent, l’aigle et l’adolescent.
L’art est une préface aux plaisirs des dieux.
Il est l’alliance des âges.
Il exige la nuit, les brèves mais nécessaires absences.
La jeunesse, dans le froid et le non-amour,
par fureur s’élève de plus en plus haut,
vers les déserts de l’air et de l’idéal.
J’ai presque terminé le dessin, mais tu l’aurais
mieux réussi que moi. Reviens vite,
je prépare du thé.
Sergueï Krouglov, traduit du russe par Jean-Baptiste Para
Né à Krasnoïarksk en 1966, Sergueï Krouglov est aujourd’hui prêtre orthodoxe à Minoussinsk, en Sibérie orientale. Il a notamment publié La Déposition du serpent (2003), Le Miroir (2007, Prix Andreï Biély), L’Offrande (2008) et Le Copiste (2008). Ce poème a initialement paru dans un cahier « Jeune poésie russe » de la revue Europe, n° 911, mars 2005.

Image : Baldassare Peruzzi (Sienne, 1481-1536), L'enlèvement de Ganymède, c.1509-14. Fresque, Rome, Villa Farnèse. (source)