Auteure polonaise, Ewa Lipska possède une œuvre poétique imposante à laquelle Isabelle Macor continue de rendre justice en la traduisant une fois de plus. Ici, tout objet technologique est à même de revêtir les caractéristiques du « lecteur d’empreintes digitales », machine paradoxale des temps post modernes où l’œil de Big Brother est inséré. Ainsi, ce type d’outil que l’homme légitime par son utilité quotidienne ne cache-t-il pas cette double fonction d’appréhender sa personnalité à partir de ses empreintes laissées ? N’évoque-t-on pas, ici ou là, à mi-mot, le risque de voir notre technologie omniprésente et galopante se substituer un jour à la sensibilité humaine qu’on jugeait irréductible et imprenable ? « Nous posons le doigt / sur le lecteur d’empreintes digitales / et commençons à faire l’amour. » L’amour (acte inné par nature) vient après, seulement après. Nos gestes conditionnés s’impriment selon une hiérarchie typique. Mais l’humour parsème ce recueil. Humour comme mécanisme de défense et distanciation, un appareil critique au bout du compte. Quoi de plus naturel chez une dame dont l’âge se mesure en années de sagesse. User de légèreté pour dire la gravité devient presque un jeu pour elle qui évite, on dirait par la danse, les pièges grossiers du cynisme codifié (donc fort démocratique) de notre temps. Bien au contraire, cette légèreté offre une poche de résistance solide et confortable contre l’absurdité, la souffrance morale, l’angoisse existentielle ou même la mémoire plus ou moins traîtresse. Cette mémoire, tantôt lourde et affligeante, tantôt narguant le présent de sa douceur affable, tantôt enfin dont les perspectives se voient écrasées par des références d’une culture de masse toutes au même niveau à l’aune de leurs seules empreintes, leur rémanence. Et comme si la conscience individuelle fatiguée et usée n’en était pas moins complaisante, religieusement soumise : « Coca-Cola nous aime. / Ronaldo et le Pape aussi. » Avec l’amour et la révolte, l’humour relativise la condition humaine, à défaut de lui donner du sens, mais d’abord lui sert d’instrument de mesure : « Chaplin. Laurel et Hardy. Keaton / On éclate de rire. Chanceux / d’entre deux guerres… » Il est dans les tâches du poète de mettre en exergue l’importance du geste aussi simple et ancestral que poétique (au sens créatif), opposé par exemple à ce que reflète notre culture du gadget, péremptoire : « Au téléphone d’un coquillage marin / une rumeur électronique. » Poids de l’histoire, du temps qui passe, de la culture et mémoire personnelle nous soumettent aux grandes questions existentielles : « Peut-être qu’il existe encore quelqu’un / qui a trempé / dans la création de ce monde ? » interroge Ewa Lipska, innocemment, en vraie fausse provocation renvoyant à l’assertion nietzschéenne sur la mort de Dieu. Ce qui pourrait se résoudre par un slogan tautologique digne d’un Pierre Dac ou d’un Pierre Desproges : « La vie / douloureux moyen de prévention / contre la mort. » Le vers est souple et court, usant d’images simples et sensibles, brutes sinon brutales, portant non moins à la réflexion qu’une approche discursive sur des sujets ressassés ayant tôt fait de sombrer en radotages sophistiques ou superfétatoires. « Il s’agit par ces moyens esthétiques d’affirmer encore et toujours une révolte consciente contre le monde », indique avec justesse Isabelle Macor en préface. L’auteure donne l’impression de porter un feint (et fin) sourire sur tout. Incrédule autant dire. Même l’outil emblématique d’une époque, conférant à celle-ci une allure orgueilleuse, risque de s’en aller avec l’eau du bain selon la fameuse théorie du cycle : « Ça ne changera pas (…) / Le Dieu de l’Internet / rappellera ces mots (…) / L’hémorragie venue de la mer / comme toujours / s’achèvera par un déluge. » Pour toute réponse à ce qui résiste derrière une ambiguïté : la mort impossible car inexpérimentée. Aussi, Ewa Lipska inverse-t-elle les données entre la fin du monde planétaire et sa propre fin venant après pour le coup. Elle apostrophe le monde comme une personne physique : « Je me débrouillerai bien sans toi va. / En fin de compte tu ne m’as fait aucun serment. » Là encore, le poème est tout incarnation lorsqu’il est « sans domicile », ouvrant sur un sujet récurrent : « Parfois / les poèmes sont comme des chiens abandonnés / qui aboient à la poésie. » Si l’on remplace poésie par vie et poèmes par gens, on admet la portée politique d’une telle sentence, inutile de dire et redire en termes précis sur le mode factuel, tant le type de tragédie qu’elle recouvre semble banal, noyé dans la surinformation au quotidien ayant à force conséquemment perdu de sa résonance. Mais la métaphore a ceci de constructif qu’elle crée un espace de réflexion d’autant plus large, en évitant poncifs et tout risque de sensiblerie évanescente et substituable, qu’elle trace en gras les contours de la réalité qu’elle entend dévoiler. Incarnation encore des « projets d’avenir » en une voix demandant à ses porteurs « des années après (…) / C’est tout ce qu’il reste de nous ? » dans un poème mettant en abyme un extrait des Quatre quatuors d’Eliot. Êtres, choses et événements laissent aussi leurs empreintes (digitales) sur la page de la lectrice du monde qu’est Ewa Lipska. La simplicité et le minimalisme apparents de sa poétique servent sa réflexion et sa description brutes (on dirait de décoffrage) et sans concession. Et c’est là toute l’essence d’une poésie qui assume sa responsabilité sociale, sur un ton inflexible, devant le monde. Ce monde ou « Cette fiesta [qui tout compte fait] n’a pas d’histoire. » Chère Madame Lipska.
Mazrim Ohrti
Ewa Lipska, Lecteur d’empreintes digitales, traduit du polonais par Isabelle Macor, Lanskine, 2017, 80 p., 12€.