Poezibao a appris hier soir la disparition, le 1er octobre, de l'écrivain et poète suisse Philippe Rahmy, à l'âge de 51 ans. Sylviane Dupuis a proposé au site cette note de lecture d'un de ses principaux livres, Béton armé, note publiée dès aujourd'hui en hommage à l'écrivain.
Philippe Rahmy, Béton armé – un corps-à-corps avec la ville et l’écriture
qui réinvente le « récit de voyage »
à Philippe qui s’en est allé,
pour son dernier voyage,
le dimanche 1er octobre 2017
Issu d’une résidence d’écriture en Chine, où Philippe Rahmy a été invité par l’Association des écrivains de Shanghai avec neuf autres écrivains venus de tous les pays du monde, en septembre-octobre 2011, Béton armé est un récit-poème dont on peut dire à la fois qu’il s’inscrit dans le sillage de Un Barbare en Asie de Michaux et de L’Usage du monde de Nicolas Bouvier, et qu’il réinvente voire même détourne le « récit de voyage », en le métamorphosant en récit de voyage à travers le langage d’une part, et en soi, d’autre part : « Voyager à travers le langage comme à travers le paysage. Être, à parts égales, le monde et les mots. Shangai est le texte que je porte, autant que l’espoir de pouvoir l’écrire » (1) « Ce que je cherchais se trouve pour part dans cette ville et pour part à l’intérieur de moi » (p. 197). Il s’agit bien ici d’« explorer deux mondes à la fois » (p. 58), et de concilier dans l’écriture deux inconciliables : « L’écriture, traduction du silence intérieur ; la ville, affirmation bruyante du monde. Deux inconciliables. » (p. 66).
La ville chinoise de Shangai, loin de se voir décrite ou figurée pour elle-même, à destination de qui ne la connaîtrait pas (enjeu dépassé, pour la littérature du XXIe siècle, contemporaine des innombrables guides de voyage ou reportages vidéo, des milliards de photographies disponibles sur Internet, et du tourisme planétaire), figure ici, à la fois, un « double terrestre » (p. 82) de l’écriture, et un double de soi. Mais comme Philippe Rahmy est d’abord et avant tout un écrivain et un poète, c’est-à-dire un manipulateur de mots et d’imaginaire, un artiste produisant hors de lui une œuvre qui dialogue avec toutes les autres, n’attendons de lui aucune confession véridique de confessionnal, ni aucun « reportage », précisément : je l’ai entendu dire qu’il avait « deux fois triché » : et sur le genre-confession, et sur le genre-récit de voyage, et qu’il y avait « du faux des deux côtés » ! Il y a donc, dans ce texte truffé de citations cachées qui ne donnent pas leur source (ainsi Albrecht Dürer dissimulant que son célèbre « Rhinocéros » s’inspirait en fait d’un dessin portugais ayant circulé en Europe), et contenant 42 chapitres… à l’instar de la Vita Nuova de Dante, à la fois des clins d’œil à un exotisme à la Pierre Loti, du Michaux ou du Bouvier détournés ; et on s’amuse beaucoup à voir l’auteur généraliser doctement ses observations d’exote post-colonial sur « le Chinois », « la Chinoise » ou « les Chinois » considérés dans leur essence – comme il y a peut-être, qui sait, du Rousseau « retourné » dans certaines de ses (vraies ? fausses ?) « confessions » qui nous le présentent comme jouissant méchamment, enfant – lui le mal-aimé de la vie – de faire du mal à d’autres… Histoire de ne pas tomber dans « la vie de saint ».
Texte-corps (au même titre que les lectures d’enfance, son seul salut imaginaire, écrit-il, sont littéralement « devenues [son] corps », les phrases des livres se muant en « tiges d’acier » lui permettant de tenir debout), Béton armé est donc aussi, et peut-être avant tout (au même titre que l’est, par excellence, Le Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier), un récit-exorcisme, qui s’inscrit dans l’exacte continuité et dans le dépassement des deux livres de poésie qui l’ont précédé.
Car il faut savoir que Philippe Rahmy souffre depuis sa naissance de la très rare maladie héréditaire dite des « os de verre » (ou d’« ostéogenèse imparfaite »), infirmité génétique inguérissable qui lui a valu déjà plus de cinquante fractures et autant d’opérations chirurgicales (ce qui n’est rien encore par rapport à d’autres, précise-t-il)… « Mon corps est un éclat de verre » disait son premier poème. Il faut savoir qu’avant Shangai, il n’avait jamais voyagé, jamais imaginé non plus de pouvoir le faire, et qu’il a accepté l’invitation reçue contre toute raison, puisque c’était folie dans ces conditions d’affronter comme il l’a fait quotidiennement une chaleur de 40°, les moustiques, et surtout les difficultés pratiques de tous ordres. A la lecture de son livre, et à le voir désormais sillonner les routes et les airs (puisqu’il va bientôt s’envoler pour l’Egypte), on se dit pourtant que partir, qui a consisté comme il l’écrit lui-même à « quitter la cage mentale qu’on s’était aménagée pour résister à la maladie », a été son salut.
Dans Mouvement par la fin. Un portrait de la douleur, son premier livre de poésie – en prose – paru en 2005 (postfacé par Jacques Dupin, il a reçu le Prix des Charmettes/J.-J. Rousseau 2006), la forme fragmentaire du texte épouse déjà celle, fragmentaire et brisée, de l’expérience du corps qui est celle de l’auteur : le texte EST déjà le corps – ou vice versa. S’en évade seule l’imagination – qui permet de « voyager » mentalement, et de prendre de la hauteur. « Traqué », « enfermé » par sa maladie, le malade, pourtant, « fait magie de sa souffrance ». Et déjà, il inverse les signes, transmue la douleur en certitude paradoxale : « Réconfort de savoir que je souffrirai jusqu’à la fin ». Savoir libère. Même celui-là – pourvu qu’on y adhère et qu’on s’y tienne. « J’aime le mal pour ce qu’il m’ôte d’irréalité. Le mal est toujours vrai ». – Mais à l’époque, il ne lui semblait pas qu’une autre liberté soit possible que celle de « jouir sans amertume » de ce mal.
« Tous les départs avortent. Pourtant, je ne me lasse pas de chercher ce lieu d’embrassements. Je pars à sa rencontre comme au-devant de la terre promise » lisait-on dans Mouvement par la fin. La douleur, alors, semblait « plus forte que le désir d’envol ». Dans Béton armé, elle est devenue au contraire cette langue commune qui au lieu de l’enfermer et de l’isoler, lui permet de communiquer avec tous : « Ma maladie me servira d’espéranto », se dit-il en se jetant à corps perdu, à corps gagné, dans le voyage.
Cette « terre promise » dont l’image remonte aux lectures de la Bible que sa mère lui faisait pour le distraire de sa douleur, il semblerait donc bien que ce soit la ville de Shangai : son bruit, sa foule, surtout, et sa démesure, cette « machine à rêver » de Shangai (qui est d’abord un nom, et qui est aussi un fantasme), qui ait, contre toute attente, réussi à l’incarner. Ville en « béton armé », elle donne à la forme du récit paru en 2013 sa solidité et sa liberté incroyables. Mais le « béton armé » semble aussi désigner désormais le corps du poète, auquel le voyage, tel une descente aux enfers antique ou dantesque, a permis de mourir (à soi) et de renaître autre : « Tout se passe comme si je trouvais un double dans chacun des immeubles qui m’entourent, comme si nous étions coulés dans le même moule… un grand vide dans une enveloppe de béton armé » (p. 65) : « Shangai est le texte que je porte »…
© Sylviane Dupuis
2 juin 2014
(présentation lue lors de l’invitation de Philippe Rahmy au Département de langue et de littérature françaises modernes de l’Université de Genève, le 2 juin 2014, dans le cadre du Groupe d’Etudes des XXe et XXIe siècles)
[1] Philippe Rahmy, Béton armé, La Table ronde, 2013, p. 68. Toutes les citations qui suivent y renvoient.
Photo Tribune de Genève, DR, source.