Après l’éclatante Cécile Sorel et la mutine Anna Held, voici la belle et opportuniste Lillie Langtry. Celle qui fut aussi actrice et maîtresse du futur Roi Edouard VII d’Angleterre va réussir à tirer parti des évolutions incroyables de son époque pour se façonner une image impérissable de déesse de beauté…
Seule fille parmi six garçons
Lillie Langtry au millieu des années 1880
Emilie Charlotte Le Breton, surnommée « Lillie », naît en octobre 1853 dans l’île de Jersey. Elle est la petite dernière d’une fratrie de six garçons. Son père est un homme libéral, intelligent, éduqué, beau et profondément bon : il est son modèle en tout. Sa mère est une femme élégante et aimable.
Cette jeunesse heureuse, qui se déroule dans un environnement essentiellement masculin, laissera des marques profondes sur la personnalité de Lillie.
La jeune fille égale ses frères en endurance, en indépendance et en hardiesse. Pas question d’être laissée de côté ! Comportement provoqué par le sentiment, peut-être inconscient, qu’être une fille est un handicap. Toute sa vie, elle cherchera à se montrer à la hauteur, qu’importe le prix à payer pour elle-même ou pour les autres.
Lillie développe, sans surprise, une aisance dans ses relations avec les hommes, et une résistance aux critiques. Intrépides et farceurs, ses frères sont d’émérites cavaliers, et l’équitation est une tradition dans la famille. A leurs côtés, Lillie développe son sens de l’humour, et elle vouera toute sa vie aux chevaux une grande passion.
Lillie se transforme en une jeune femme épanouie, et l’île de Jersey ne comble plus ses rêves d’aventures. En 1873, elle rencontre Edouard Langtry. Ce veuf irlandais semble riche, bien né et il est plutôt agréable à regarder.
Impulsive, Lillie décide de l’épouser. Ses parents la jugent trop jeune et suspectent son soupirant de maquiller l’état réel de ses finances (ils ne se trompent pas et c’est une des raisons qui pousseront leur fille à se lancer dans le théâtre). Mais Lillie insiste, attirée par cet homme qui respire la fortune, tant matérielle que sociale. Elle se marie le 9 mars 1874.
Les débuts dans le monde
Le couple part s’installer à Londres. Les débuts sont difficiles, Lillie et Edouard ont peu de connaissances dans la capitale anglaise. Heureusement, au printemps 1877, la jeune Mrs Langtry tombe sur Lord Ranelagh : elle l’a côtoyé souvent lorsqu’il prenait du bon temps dans sa résidence d’été à Jersey.
Il la présente à son cercle d’amis, tous membres de la haute société londonienne, notamment Lady Sebright, une grande amatrice d’art qui la convie chez elle en mai.
Lillie vient tout juste de perdre son frère préféré, Réginald, décédé d’une chute de cheval. Elle se rend donc chez Lady Sebright vêtue d’une robe noire, fort simplement et sans aucun bijou (de toute façon, elle n’en a pas !)
Elle fait sensation dans cette tenue, qui deviendra sa marque de fabrique, et entame son « ascension fulgurante vers la célébrité ». Elle se lie avec une société d’auteurs et surtout d’artistes, dont Franck Miles et John Everett Millais.
Miles a été commissionné par la revue Life pour réaliser une série de portraits des plus belles femmes de la société londonienne, destinés à sortir au format carte postale en de nombreux exemplaires. Chevelure blond cendré, yeux bleus, mâchoire carrée, bouche parfaitement dessinée et profil grec… Lillie est l’incarnation de la beauté antique. Une « Hélène des temps modernes », le « Lys de Jersey »…
Il réalise un croquis sur le vif de Lillie, un portrait qui va désormais voisiner avec ceux d’un petit groupe de femmes privilégiées, louées pour leur grande beauté.
Lillie Langtry en robe de deuil par Millais
Miles réalise ensuite l’un des premiers portraits officiels de Lillie, qui la montre assoupie sur un fond de lys. Aussitôt terminé, ce portrait est acheté par le prince Léopold, qui l’accroche au-dessus de son lit à Buckingham Palace !
Grâce à Miles, elle fait aussi la rencontre d’Oscar Wilde, personnage qui va grandement contribuer à son succès. Pour lui, sa beauté est « une forme de génie ». Il dira d’ailleurs :
Les trois femmes que j’ai le plus admirées sont la reine Victoria, Sarah Bernhardt et Lillie Langtry. J’aurai avec plaisir épousé l’une des trois.
La fabrication d’une icône
Lillie Langtry en 1882
Miles, par le pinceau, et Wilde, par la plume, façonnent l’image de Lillie. Celle-ci accepte volontiers que ses deux admirateurs se consacrent à ses intérêts, dictés par les attentes de la haute société.
Depuis l’accession au trône de la Reine Victoria, Londres connaît d’importants bouleversements industriels, politiques, économiques et sociaux. C’est l’avènement d’une culture de masse : les croquis gravés sur carte et les photographies gagnent en popularité et sont produits à de multiples exemplaires. Les portraits de Lillie, ainsi disponibles pour une consommation rapide, stimulent sa notoriété et lui procurent une célébrité immédiate.
Oscar Wilde, en homme brillant et cultivé, instruit sa protégée, lui donne des leçons de latin et lui conseille des lectures. Il est son mentor et devient même l’équivalent d’un agent de publicité. Elle le consulte sur des questions de mode, mais encore plus important, d’évolution de carrière.
C’est Wilde qui l’aide à se créer un personnage bien à elle, et qui réussit à faire disparaître ses dernières appréhensions concernant la popularité. Avec lui, elle apprend à parler en public en taisant ce qui est privé ou précieux, et elle découvre que le charme équivaut au pouvoir.
Courageuse, elle n’a pas peur de la difficulté. Humaine mais ambitieuse, sensible à l’adulation qu’elle suscite, elle est prête à tout sacrifier pour cette position : famille, amis, amours, réputation. Son obsession première devient le contrôle de la façon dont les gens la perçoivent. Lorsqu’elle rédigera ses Mémoires dans les années 1920, elle transformera tous les épisodes douloureux, ou moins glorieux de son existence en quelque chose d’élégant et de gracieux.
Savamment, Lillie se construit une nouvelle identité d’icône de beauté. Entre temps, elle a été la maîtresse du prince de Galles et hériter de la couronne britannique, un statut qui a bien aidé à la fabrication méthodique de son personnage…
Maîtresse du prince de Galles
Le prince Edouard, né en 1841 et surnommé Bertie, est depuis longtemps tenu à l’écart du gouvernement par sa mère la Reine Victoria. La souveraine ne s’est jamais vraiment remise de la mort de son époux Albert, et règne sur une Cour sage, un modèle de vertu. Elle ne fait pas confiance à son héritier, qui mène une vie aux antipodes de la sienne.
Edouard ne s’est jamais satisfait du style de vie prôné par ses parents. Jeune, plein de charme, il se complaît dans cette vie dissolue qui est la sienne depuis de nombreuses années. Marié à Alexandra de Danemark depuis 1863, avec laquelle il vit à Marlborough House, il continue à entretenir des maîtresses. Sa mère refusant de l’intéresser aux affaires de l’Etat, Edouard cherche ses plaisirs ailleurs.
Le 11 mai 1877, accompagnée de sa sœur Louise, femme d’une grande fibre artistique, il se rend à King Street dans la galerie de Millais. Le modèle du peintre se nomme Lillie Langtry et Bertie, charmé, fait savoir qu’il souhaite la rencontrer. C’est chose faite deux semaines plus tard, lors d’un dîner.
La relation entre Lillie et Bertie est encore sujette à polémiques, tant la jeune femme excellera dans la construction d’une image d’elle-même. Bertie a-t-il réellement été amoureux fou de Lillie ? Elle fut vraisemblablement la compagne idéale de ses nuits bien arrosées, mais pas une grande passion amoureuse…
Edouard, prince des Galles, futur Edouard VII d’Angleterre, par Gordigiani Michel
Elle prétend dans ses Mémoires s’être donnée à lui lors un divertissement de Cour dans le Dorset, en janvier 1878, où sa femme Alix refusait de l’accompagner. Mais Alix était bien présente, et il n’est pas fait mention des Langtry durant les festivités…
Quoi qu’il en soit, son statut officiel de « maîtresse royale » lui permet de mener un train de de vie qu’elle n’aurait jamais imaginé pouvoir un jour se permettre. Les créanciers se montrent accommodants, elle se fait livrer des vêtements d’un luxe inouï pour un prix dérisoire : ils ont bien conscience qu’elle est une publicité vivante pour leurs pièces d’exception ! Lillie continuera à dicter la mode durant des décennies.
La jeune femme, dès le début de l’année 1879, est éclipsée par Sarah Bernhardt, qui conquiert tous les cœurs à Londres, et à laquelle Edouard ne se montre pas insensible. Peu après, elle est conviée à Marlborough House avec son mari. Le simple fait que Bertie invite Mrs Langtry à dîner en compagnie de son épouse Alix prouve qu’elle n’est plus sa maîtresse…
En 1880, la jeune femme entame une liaison avec Louis Battenberg, cousin de Bertie. Sous peu, elle se découvre enceinte. Officier dans la marine, le prince est soudain affecté sur un bateau qui part à l’autre bout du monde. En mars 1881, Lillie donne naissance à Jeanne-Marie, qu’elle confie à sa mère… La petite grandira en pensant que Lillie est sa tante…
De retour à Londres, Lillie n’est plus l’amante du prince des Galles. Mais elle n’a jamais été amoureuse de Bertie. Ce qui importe, c’est que son statut, certes éphémère, de maîtresse royale, a assis pour de bon sa notoriété !
Une carrière théâtrale
Lillie Langtry jouant le rôle de Cléopatre en 1890 (National Portrait Gallery)
Lorsque ses relations avec le prince se refroidissent, Lillie est déterminée à poursuivre dans la voie qu’elle s’est tracée. Après deux ans en tant que chouchoute de la haute société, elle ne peut plus se passer de l’adulation et de la flatterie !
Une carrière sur scène semble naturelle. Sa notoriété en tant que beauté du monde et sa relation avec le prince des Galles rempliront les théâtres ! Oscar Wilde l’encourage dans cette voie et la présente à Henrietta Labouchere, sa première « coach de scène ».
Elle débute le 19 novembre 1881 dans A Fair Encounter, mais son premier grand rôle est celui de Kate Hardcastle dans She Stoops to Conquer, qui commence le 15 décembre de cette même année. Sa carrière est lancée.
Les débuts de Lillie dans le théâtre sont motivés par la nécessité, mais elle montre vite un désir sincère de développer ses talents. Elle suit des cours intensifs à Paris pour améliorer ses performances, avec le célèbre français Joseh Regnier, qui accepte de passer l’été 1883 à travailler exclusivement avec elle.
La volonté de Lillie de s’améliorer est prouvée par cette remarque qu’elle laisse échapper à propos de Sarah Bernhardt :
Je désespère de devenir un jour une vraie actrice quand je travaille sur la scène avec elle, et j’échangerais sans hésiter ma beauté, quelle qu’elle soit, pour un soupçon de son immense talent.
Certains critiques jugent ses prestations scéniques avec sévérité. Loulou Harcourt écrit, après l’avoir vue dans School for Scandal en 1885 :
Elle est vraiment douée lorsqu’elle joue une femme du monde évoluant dans la société, mais dès qu’elle essaie de montrer de la passion ou quelque sentiment fort, elle est très mauvaise et fait étalage de son incompétence en tant qu’actrice. Mais les gens continuent d’aller la voir parce qu’elle est Mrs Langtry et qu’elle est habillée par Worth.
Car ce n’est pas pour son talent d’actrice, tout à fait honorable au demeurant, que les foules se déplacent. C’est pour avoir la chance d’apercevoir la célèbre beauté dont ils ont maintes fois vu l’image. Lillie a une grande influence sur le milieu du théâtre, définissant le « type » des actrices à venir : la beauté comptera davantage que le talent, et ce jusqu’à la veille de la Première Guerre Mondiale !
Lillie Langtry en 1899 (National Portrait Gallery)
Bertie continue à prendre soin de Lillie. Grâce à son influence, elle reçoit un accueil presque royal lors de sa tournée aux Etats-Unis, qu’elle entame le 23 octobre 1882 juste après son 29ème anniversaire. C’est là qu’elle rencontre Fred Gephard, un riche héritier propriétaire de magnifiques chevaux de courses. Lillie devient sa partenaire, d’un point de vue professionnel puis rapidement ils entament une relation amoureuse.
Lillie est également la première femme à prêter son image à une marque, Pears Soap, pour faire de la publicité. Il faudra attendre encore une bonne décennie avant que les femmes de la haute société ne se décident à suivre l’exemple de Lillie, dont le coup d’éclat est très commenté :
Les dames de qualité étaient horrifiées, et on murmurait dans les hautes sphères que Mme Langtry s’était vendue avec l’abandon d’une prostituée.
La jeune femme continue à construire son personnage. Freddie Gebhard lui achète son propre wagon privé, The Lalee, nom indien pour « Flirt ». Véritable maison roulante grand luxe, avec salon, salle de bains privée, deux chambres et des espaces réservés aux domestiques. Parfait, car il attire de partout l’attention !
Nouveaux amours, même combat
Lillie et Fred ne se quittent plus. Ils vivent ensemble dans leur propriété de Guenoc Valley, aux alentours de San Francisco. Ils possèdent aussi un ranch avec écuries, vergers et un imposant domaine viticole, la Langtry Farms.
Ils se hissent bientôt au rang des meilleurs producteurs de vins de qualité de la région : le visage de Lillie, qui apparaît sur le label de toutes les bouteilles, fait grimper les ventes !
Ils continuent, ensemble, à élever et entrainer des chevaux de course réputés, mais Fred décide de mettre un terme à sa relation avec Lillie. Il refuse de continuer à vivre avec une femme mariée. Lillie, qui espérait pouvoir un jour épouser Fred, doit se faire une raison et l’oublier. Plus tard, elle avouera qu’il fut l’amour de sa vie.
Elle repart pour l’Angleterre, emmenant avec elle sa mère et sa fille. Son père étant décédé, c’est à elle de prendre soin des siens.
La notoriété de Lillie Langtry est intacte en Angleterre. Elle se rend compte qu’il n’y a pas de retour en arrière possible. Juchée sur son piédestal d’icône de beauté, elle devient pour les autres impénétrable et mystérieuse, donc mal comprise. Seule. Mais pour rester une déesse de la beauté et de l’amour, elle est prête à tout.
Elle continue à se produire sur les scènes de Londres, et retourne aussi très souvent en Amérique, où l’on parle d’elle, objet de scandale et d’admiration, dans tous les journaux. Si dans les années 1890, la notoriété théâtrale de Lillie diminue, elle fera des apparitions sur scène jusqu’à la fin de sa vie.
Lillie Langtry au début des années 1900 (National Portrait Gallery)
Elle décide aussi de se lancer, seule, dans l’élevage de chevaux de courses. Elle n’a pas besoin de Fred Gephard pour réussir ! C’est un succès : ses chevaux sont parmi les meilleurs sur le marché.
Lillie Langtry photographiée par Cecil Beaton en 1929
C’est dans ce milieu qu’elle rencontre celui qui va devenir son second époux.
Le cheval Marman, propriété d’un certain Hugo de Bathe, remporte pour elle la coupe de la course Goodwood en 1899. Elle note avec ironie « Tout le monde aime les vainqueurs », et elle épouse le maître !
Edouard Langrty étant mort en 1897, elle est libre de convoler avec Hugo. Elle a 46 ans, lui 28… Peu importe. Il est vrai qu’un journaliste, qui apercevra Lillie sept ans plus tard en 1906, jugera qu’elle a l’air d’avoir encore 20 ans !
Lillie passe de moins en moins de temps en Amérique, la prohibition ayant mis fin à son activité viticole. Elle devient une habituée de Monte Carlo et une grande adepte de son Casino. A la fin de la guerre, Lillie s’installe à Monaco et se rapproche de sa fille Jeanne-Marie, qui lui a donné quatre petits-enfants.
Elle fait de nombreux voyages entre Londres et Paris pour visiter sa famille, s’engage pour le droit de vote des femmes, et cultive cette image de beauté devenue légendaire, qui fait des jalouses.
Pour entretenir son statut, elle a toujours des projets plein la tête : en 1906 elle se lance dans le vaudeville, en 1909 elle se passionne pour l’écriture et publie une nouvelle, puis elle tourne un film muet en 1913 et fait paraître son autobiographie enjolivée en 1925.
Lillie Langtry meurt le 12 févier 1929 à Monaco, emportée par la grippe, à l’âge de 75 ans. Elle aura atteint l’objectif qu’elle s’était fixé. Grâce à sa détermination, sa capacité à tirer parti de toutes les situations et son sens de la communication, elle se sera imposée aux côtés des plus grandes.
Une beauté immortalisée pour l’éternité, et une personnalité qui continue d’intriguer…
Sources
♦ Lillie Langtry : Manners, Masks and Morals, de Laura Beatty
♦ Women in the Arts in the Belle Epoque : Essays on Influential Artists, Writers and Performers, de Paul Fryer
♦ Bertie : A Life of Edward VII, de Jane Ridley
♦ Scarlet Women : The Scandalous Lives of Courtesans, Concubines, and Royal Mistresses, de Ian Graham