Un léger doute s’installe très rapidement à propos de
l’identité du narrateur masculin dans le troisième roman de Dinaw Mengestu, Tous nos noms. Dans les chapitres
intitulés « Isaac », et qui sont proposés en alternance avec ceux
attribués à « Helen », le prénom ne désigne pas toujours la même
personne. Il y a un Isaac en Afrique, ami du narrateur. Puis, aux Etats-Unis,
Helen se trouve devant un autre Isaac, dont d’ailleurs elle tombe amoureuse
malgré leur relation d’une durée limitée en principe à celle d’une bourse
d’étudiant. Un autre Isaac, ou le même ? Le doute se renforce, le récit
semble fournir des clés pour comprendre mais de temps à autre les éparpille. Et
nous ne savons plus quelles serrures elles ouvrent.
Le destin du jeune Africain de vingt-cinq ans en route vers
Kampala est intimement lié au choix qu’il fait à ce moment : « Dans le bus qui m’emmenait à la
capitale, je décidai de renoncer à tous les noms que mes parents m’avaient
donnés. » Il s’en expliquera plus en détail par la suite : il a
reçu treize noms à la naissance, issus des générations précédentes. Et, en
décidant de les effacer, il n’est plus personne : « c’était exactement ce que je voulais », conclut-il.
Son seul projet, en découvrant la capitale ougandaise, est
devenir un écrivain comme ceux qui s’y sont réunis, a-t-il appris. Mais leur
congrès s’est achevé, ils sont repartis et il ne reste, dans la ville et le
pays, que des ambitions révolutionnaires partagées par son meilleur, son seul
ami – Isaac. Dont le nom… mais on vous laisse le soin de découvrir le
cheminement lié à cette question d’identité, car il est le moteur narratif du
roman.
Si le narrateur n’est pas certain de s’appeler Isaac, la
narratrice, assistante sociale chargée de l’accompagner dans ses démarches au
cours de son installation dans la région du Midwest, aura elle aussi bien des
occasions de se demander ce qu’il cache. Séduite, Helen oublie parfois toute
prudence. Et s’étonne un peu, l’instant d’après, de voir renaître ses doutes
sur la personnalité d’Isaac. Qui est-il vraiment, qu’a-t-il fait en Afrique
pour avoir été obligé de fuir ?
Tous nos noms
pourrait être une réflexion romanesque sur le mensonge. Mais c’est encore plus
compliqué : des ambiguïtés multiples et parfois contradictoires forment
une charpente peu convenue. Celle-ci, en effet, au lieu de soutenir la
construction, l’ébranle de l’intérieur, dessine des failles plutôt que des
points d’appui.
Le lecteur ne se trouve pas dans un livre confortable où tout ce qui est
acquis ne serait jamais remis en question. Au contraire, les questions naissent
des réponses elles-mêmes. Mais cela se fait en imitant le flux de la vie, ses
méandres et les croisements hasardeux auxquels Isaac, continuons à l’appeler
ainsi par facilité, doit d’être devenu un personnage d’une richesse
exceptionnelle.