Pour les Français, qui ne connaissent pas en détail l’histoire contemporaine du Québec, la « Grande Noirceur » reste une expression assez vide de sens. Elle n’en désigne pas moins une période politique très intéressante (1944-1959) durant laquelle Maurice Duplessis fut le Premier ministre de la Belle Province. Ce dernier, particulièrement conservateur, s’appuyait sur un clergé qui l’était tout autant et exerçait sur les citoyens un magister considérable. Loin de se montrer hostile aux fascistes européens, de Pétain à Salazar, de Mussolini à Franco, les partisans de Duplessis se distinguaient aussi, sans surprise, par un anticommunisme farouche.
C’est à cette période que se situe un assez curieux épisode que l’historien québécois Yves Lavertu développe en détail dans son dernier essai, L’Affaire Hébert – chronique d’un scandale dans le Québec de Duplessis (229 pages, Montréal, Yves Lavertu éditeur). L’ouvrage s’ouvre sur une biographie du journaliste atypique et indépendant Jacques Hébert (1923-2007) qui deviendra sénateur dans les années 1980. Cette biographie se révèle très bienvenue pour le lecteur français, non seulement parce qu’elle permet de situer l’homme, mais encore parce qu’il y est fait état de ses nombreux voyages autour du monde, dont certains le conduisirent dans l’Empire colonial français de l’après-guerre, où la question des indépendances émergeait face à une IVe République qui n’y était guère préparée. L’analyse sans concession qu’Hébert fit du colonialisme, exprimée dans plusieurs séries d’articles, finit par tant exaspérer Paris qu’il fut expulsé du Togo en 1953.
Le scandale objet du livre éclata deux ans plus tard, alors que le journaliste avait accepté de se rendre en Pologne à l’invitation du gouvernement communiste. Les autorités québécoises voyaient d’un œil d’autant plus méfiant un tel voyage que Maurice Duplessis conservait sur son territoire un trésor national polonais qui y avait été déposé au moment de la guerre par la République de Pologne en exil, que le bouillant Premier ministre refusait de restituer au nouveau régime « rouge » de Varsovie.
Hébert séjourna deux semaines derrière le rideau de fer, où il participa, avec plusieurs intellectuels étrangers, à un festival organisé en l’honneur du célèbre poète Adam Mickiewicz. Il pu se déplacer (accompagné…), rencontrer des interlocuteurs locaux. Mais, curieusement, alors qu’on ne pouvait le soupçonner d’adhérer à l’idéologie marxiste, le regard critique qu’il portait sur les pays qu’il avait visités dans le passé semblait s’être ici émoussé. Invité à son retour par Radio-Canada, il dressa de la Pologne un panorama indulgent, écartant volontairement – parce qu’il les croyait déjà connu, précise Yves Lavertu – les aspects nettement négatifs du régime. C’est toutefois en affirmant, contre toute vérité historique, que le cardinal Wyszynski n’avait jamais été en prison que l’imprudent Hébert s’attira l’ire des milieux conservateurs.
Avec précision et une rigueur qui n’exclut pas une certaine sympathie pour son héros, Yves Lavertu met en lumière les mécanismes du lynchage dont Jacques Hébert, qui avait pourtant pris le soin d’amender son propos a posteriori, fut la victime. Même pour un non-spécialiste de l’histoire québécoise, cette analyse présente un intérêt certain car elle démontre le pouvoir de nuisance qu’un groupe d’intellectuels liés à l’Eglise et appuyée par celle-ci au plus haut niveau, peut exercer pour laminer un homme dont les opinions dérangent. Lu au prisme de la science politique, l’ouvrage passionnera les amateurs. Au fil des chapitres, le lecteur français sourira à quelques – rares – expressions typiquement québécoises (« Hébert se fait même une blonde » n’a pas la même signification de part et d’autre de l’Atlantique…) Mais il rira à l’hystérie qui s’empara des conservateurs au sujet d’« œufs communistes » et sera stupéfié de voir en quelle piètre estime le clergé local d’alors tenait l’abbé Pierre dont les idées sociales étaient fort éloignées de leurs visions réactionnaires.
Après avoir dénoncé le lynchage médiatique qui visa Louis Roux et la protection accordée par certaines autorités québécoises à un nazi français, Yves Lavertu continue d’interroger la mauvaise conscience de sa patrie. Ceux qui le suivent assidument (et ceux qui redoutent ses travaux) doivent déjà se demander quel nouveau lapin au vitriol il sortira à l’avenir de son chapeau.