A l'occasion du centenaire de la Révolution d'Octobre 1917 en Russie, nous publions pendant le mois de larges extraits du livre de Roger Garaudy sur Lénine
La vie de Lénine est celle d'un
militant.
Le problème central de sa philosophie
est celui d'un
militant : élaborer une méthodologie
de l'initiative historique.
C'est pourquoi il redécouvre l'âme
vivante du
marxisme, la conception du monde qui
fonde cette méthodologie,
selon l'enseignement majeur de Marx :
« Les philosophes
n'ont fait jusqu'ici qu'interpréter
le monde de
différentes manières, mais il s'agit
de le transformer. »
Ce qui domine toutes les recherches
de Lénine, c'est la
conscience de l'approche, puis de la
réalisation de la révolution.
Pour Lénine, écrivait Lukacs, « la
révolution prolétarienne
n'est plus désormais seulement un
horizon de
l'histoire universelle... la
révolution est déjà devenue une
question à l'ordre du jour du
mouvement ouvrier ».
Dans cette perspective, la tâche du
militant est à la fois
d'analyser concrètement les
conditions objectives du développement
historique de son pays et de son
temps : c'est à
quoi répondent les recherches
économiques de Lénine,
depuis 1894 jusqu'à sa mort, et de
forger pratiquement
l'instrument de combat qui permettra
d'intervenir efficacement
dans ce développement : c'est à quoi
répond, chez
Lénine, la construction d'un Parti de
type nouveau,
capable d'apporter l'élément subjectif
indispensable pour
accomplir une révolution :
« Pour un marxiste, écrit Lénine, il
est hors de doute
que la révolution est impossible sans
une situation révolutionnaire,
mais toute situation révolutionnaire
n'aboutit
pas à la révolution...
« La révolution ne surgit pas de toute
situation révolutionnaire,
mais seulement dans le cas où, à tous
les
changements objectifs..., vient
s'ajouter un changement
subjectif, à savoir : la capacité, en ce qui
concerne la classe
révolutionnaire, de mener des actions
révolutionnaires de
masse assez vigoureuses pour
briser... l'Ancien Régime,
qui ne « tombera » jamais, même à
l'époque des crises, si
on ne le fait choir.
« Telle est la conception marxiste de
la révolution... ».
Les recherches philosophiques de Lénine
sont animées
par cette double préoccupation du
militant révolutionnaire:
analyser scientifiquement les changements objectifs,
ce qui implique une théorie de la
connaissance ;
forger le Parti capable de réaliser
les changements subjectifs,
ce qui implique une théorie de
l'initiative historique.
La théorie de la connaissance,
capable de fonder une
méthodologie des sciences humaines,
notamment en économie
politique et en sociologie, était
déjà, pour l'essentiel,
élaborée par Marx : « Marx ne nous a
pas laissé de « Logique
» (avec un grand L), mais il nous a
laissé la « logique »
du Capital... Dans le Capital,
c'est à une seule science que
Marx applique la logique, la
dialectique et la théorie de la
connaissance du matérialisme...
prenant chez Hegel tout
ce qui a de la valeur et le
développant ».
Lénine, en ce domaine, applique à la
critique des doctrines
de son temps et à l'analyse des
réalités de son temps,
cette méthode à la fois matérialiste
et dialectique : de sa
critique de 1894 de la sociologie subjective
des populistes,
à son analyse de la dialectique du
capitalisme parvenu à
l'étape impérialiste en 1916, de sa
critique des interprétations
idéalistes de la « crise » de la
physique en 1909, à son
élaboration théorique des principes
philosophiques d'une
pensée révolutionnaire sur la «
transformation de l'idéal
en réel » dans ses Cahiers
philosophiques de 1915.
A cette étape dernière du
développement de sa pensée,
les recherches philosophiques de
Lénine atteignent leur
point culminant, le centre d'où l'on
peut ressaisir synthétiquement
son apport propre et original. Marx
avait posé
les principes d'une théorie
dialectique de la connaissance
et Lénine, mettant fin au long règne
du positivisme,
caractéristique du marxisme dit «
orthodoxe » de Kautsky,
a retrouvé l'inspiration fondamentale
de Marx à partir
de sa propre expérience militante :
le fait est d'autant plus
remarquable que Lénine n'avait pu
connaître qu'une
faible partie de l'oeuvre
philosophique de Marx, puisque
les théoriciens « orthodoxes » de la
II e Internationale
avaient gardé sous le boisseau, sans
les publier, les
Manuscrits de 1844 et le texte complet de VIdéologie
allemande.
La réflexion sur les causes
idéologiques de la faillite de
la II e Internationale en 1914 conduira Lénine aux sources
mêmes de la pensée philosophique de
Marx, à une nouvelle
assimilation critique, dans une
perspective matérialiste,
de la dialectique de Hegel. Lénine
apportera alors une
contribution originale non seulement
au développement
de la théorie de la connaissance de
Marx, mais surtout à
l'élaboration d'une théorie de la
subjectivité révolutionnaire
que Marx ne pouvait élaborer faute de
cette base
expérimentale indispensable : la
création d'un Parti capable
de donner l'assaut au capital et de
commencer la construction
du socialisme.
L'oeuvre philosophique de Lénine se
développe au même
rythme que son activité
révolutionnaire et l'on peut y
discerner trois étapes principales :
1° De 1894 à 1905 : la mise en oeuvre
du matérialisme et
de la dialectique dans la critique de
la sociologie subjective
des populistes et de leur faux socialisme (Ce que sont
les amis du peuple, 1894), dans l'analyse concrète de la
réalité russe (Le développement du
capitalisme en Russie,
1896-1899), dans la première
élaboration d'une théorie
du Parti (Que faire ?, 1902).
A cette étape, l'influence du «
marxisme orthodoxe »
de Kautsky et, en Russie, de
Plekhanov, est considérable
sur Lénine, bien qu'il commence à
échapper à leur dogmatisme
par son souci de coller à la réalité
concrète des structures
sociales de la Russie, et aux formes
propres du mouvement
révolutionnaire russe.
2° De 1905 à 1914 : l'expérience de
base de la réflexion
philosophique de Lénine, c'est «
l'initiative historique »
des travailleurs russes dans la
Révolution de 1905. (Voir
notamment : Deux tactiques de la
social-démocratie dans
la révolution démocratique, 1905 ; L a réorganisation du
Parti, 1905 ; La révolution russe et les
tâches du prolétariat,
1906 ; Les études sur le programme
agraire du Parti et
sa révision en 1906 et 1907.) Devant
le fléchissement idéologique
d'intellectuels hésitants, tentés par
les compromis
théoriques et l'éclectisme
philosophique, Lénine publie
en 1909, Matérialisme et
empiriocriticisme, sur l'interprétation
matérialiste et dialectique du
développement des
sciences contemporaines.
Puis, dans une lutte acharnée contre
tous les courants
hostiles à la construction d'un
véritable Parti révolutionnaire,
Lénine mène de pair le travail d'organisation
et la
réflexion théorique sur Les
destinées historiques du marxisme
(1913), Les trois sources et les
trois parties constitutives du
marxisme (1913), Marxisme et réformisme (1913),
et la
préparation du Karl Marx pour L’Encyclopédie
Granat. La
rupture est de plus en plus marquée
avec le dogmatisme
de Kautsky et de Plekhanov qui les
conduit à une
rupture avec la réalité, et à
l'opportunisme.
3° De 1914 à 1924, l'expérience de
base est celle de la
faillite de la social-démocratie lors
de la guerre, celle de la
victoire de la Révolution d'Octobre
et des débuts de la
construction du socialisme. Le point
de départ est ici une
réflexion profonde sur les fondements
théoriques de l'opportunisme
et de la pensée révolutionnaire, qui
s'exprime dans
la principale oeuvre philosophique de
Lénine, ses Cahiers
philosophiques (1915), au centre desquels se trouve
une
réélaboration de l a dialectique de
Hegel. Une dialectique
matérialiste est mise en oeuvre
concrètement dans les
Cahiers économiques d'où sortira, en 1916, L'impérialisme,
stade suprême du capitalisme, ouvrage économique fondamental
de Lénine, digne prolongement, à une
étape nouvelle
de l'histoire, du Capital de
Marx. Elle est mise en
oeuvre aussi dans l'ouvrage
sociologique fondamental de
Lénine : L'État et la Révolution, dont
la rédaction est
interrompue par la Révolution de
Février 1917. Une illustration
saisissante de l'union de la théorie
et de la
pratique est donnée par le passage de
l'étude de L'État
et la Révolution à l'acte politique décisif des Thèses
d'Avril (1917), qui formulait le programme du
passage
de la révolution bourgeoise
démocratique à la révolution
socialiste.
Jusqu'à sa mort, désormais, Lénine ne
cessera de mettre
toujours plus fortement l'accent sur
le rôle de l'élément
subjectif dans la lutte
révolutionnaire et la construction
du socialisme : La grande i n i t
i a t i v e (1919), dégageant, à
une étape nouvelle, une forme inédite
de l'initiative historique;
La maladie infantile du communisme (1920), dirigée
contre le gauchisme dogmatique et
sectaire ; Le matérialisme
militant (1922), proposant « une étude
systématique
de la dialectique de Hegel du point
de vue matérialiste ».
Ses derniers écrits, en 1923 (De
la coopération, A propos
de notre révolution, Comment
réorganiser l'inspection ouvrière
et paysanne, Mieux vaut moins mais
mieux) , définissent
concrètement les conditions d'une
démocratie socialiste
et d'un véritable humanisme
socialiste : faire de
chaque homme un centre d'initiative,
de responsabilité,
de création historique.
Roger
Garaudy
Lénine, PUF, 1968, pages 9 à 13
A SUIVRE
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