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le hibou, les tortues, et le charretier

Par Jmlire

" Seules une légère différence de matière et la trace des camions distinguent la route de terre de la terre brune qui l'entoure et s'étend à perte de vue. Les pieds au chaud dans les bottes, une main sur le volant, de la terre plein le regard, on entame cet immense paysage en se disant : cette fois, le monde a changé d'échelle, c'est bien l'Asie qui commence !

Parfois, on distingue la tache beige plus pâle d'un troupeau contre le flanc d'une colline, ou la fumée d'un vol d'étourneaux entre la route et le ciel vert. le plus souvent, on ne voit rien... mais on entend - il faudrait pouvoir "bruiter" l'Anatolie - on entend un long gémissement inexplicable, qui part d'une note suraiguë , descend d'une quarte, remonte avec beaucoup de mal, et insiste. Un son lancinant, bien fait pour traverser ces étendues couleur de cuir, triste à donner la chair de poule, et qui vous pénètre malgré le bruit rassurant du moteur. On écarquille les yeux, on se pince, mais rien ! puis on aperçoit un point noir, et cette espèce de musique augmente intolérablement. Bien plus tard, on rattrape une paire de bœufs, et leur conducteur qui dort la casquette sur le nez, perché sur une lourde charrette à roues pleines dont les essieux forcent et grincent à chaque tour. Et on le dépasse, sachant qu'au train où on chemine, sa maudite chanson d'âme en peine va vous poursuivre jusqu'au fond de la nuit. Quand aux camions, on a affaire à leurs phares une heure au moins avant de les croiser. On les perd, les retrouve, les oublie. Brusquement ils sont là, et pendant quelques secondes nous éclairons ces énormes carcasses peintes en rose ou en vert pomme, décorées de fleurs en semis, et qui s'éloignent en tanguant sur la terre nue, comme de monstrueux bouquets.

le hibou, les tortues, et le charretier

Il nous arrive aussi d'être intrigués par deux mignonnes lanternes d'or qui s'allument, s'éteignent, clignotent, et semblent reculer devant nous. On pense - à cause de leur écartement - à une petite voiture de tourisme... et lorsqu'on est dessus, c'est un hibou qui dormait au bord de la piste sur la pile d'un pont, et ce lourd flocon s'élève en criant dans le vent de la voiture.

Ces charrettes à roues pleines, il paraît qu'il en fut retrouvé d'exactement semblables dans des sépultures babyloniennes. Il y aurait donc quatre mille ans que leurs essieux tourmentent le silence anatolien. Voilà qui n'est pas mal, mais sur la piste qui relie Bogasköy à Sungurlu, nous sommes tombés sur plus ancien encore. L'après-midi était avancé, le ciel clair, nous traversions une plaine absolument vide. L'air était assez transparent pour qu'on distingue un arbre qui se dressait tout seul à une trentaine de kilomètres. Et tout d'un coup...toc...toctoc...tac... une grêle de légers chocs clairs et irrités qui s'amplifiaient à mesure que nous avancions. Un peu semblables aux craquements d'un feu de bois sec ou à ceux du métal chauffé à blanc et qui travaille. Thierry arrêta la voiture en blêmissant : j'avais eu la même crainte que lui : nous avions dû perdre de l'huile et les pignons du différentiel se "mangeaient" en chauffant. Nous nous trompions, car le bruit n'avait pas cessé. Il augmentait même, tout près de notre gauche. On alla voir : derrière le talus qui borde un côté de la piste, la plaine était noire de tortues qui se livraient à leurs amours d'automne en entrechoquant leur carapace. Les mâles employaient la leur comme un bélier pour bousculer leur compagne et la pousser vers une pierre ou une touffe d'herbe sèche à laquelle ils l'acculaient. Ils étaient un peu plus petits que les femelles. Au moment de l'accouplement, ils se dressaient complètement pour les atteindre, tendaient le cou, ouvraient une gueule rouge vif et poussaient un cri strident. Quand nous sommes partis, de toutes les directions de la plaine on voyait des tortues se hâter lentement vers ce rendez-vous. Le jour tombait. On ne s'entendait plus."

Nicolas Bouvier : extrait de "L'usage du monde" à compte d'auteur, Librairie Droz, Genève,1963. Julliard, Paris, 1964... https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Bouvier http://www.lexpress.fr/culture/livre/comment-italique-l-usage-du-monde-italique-est-devenu-un-livre-culte_809125.html

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