Lors d’une longue conversation entre un colonel et un
général, celui-ci se met à bâiller. Presque au même moment que le lecteur.
Comme si Marc Dugain avait compris le principal défaut de son roman, Une exécution ordinaire : beaucoup
trop d’informations y sont condensées dans de longues tirades qui sentent
l’artifice. Il est vrai que la matière ne manque pas puisqu’il s’agit, en gros,
de traverser un demi-siècle d’histoire soviétique et russe, des derniers
moments de Staline jusqu’au naufrage du Koursk, rebaptisé ici l’Oskar
– mais c’est le même sous-marin nucléaire, le même accident, les mêmes
théories, la même chape de plomb sur une vérité interdite ou introuvable.
Le reproche est à peu près celui qu’adressaient systématiquement
ses adversaires à Emile Zola : trop de documentation mal digérée. Il n’en
reste pas moins que cette manière d’embrasser une époque, une société, continue
de susciter l’admiration. Et il en va de même pour l’ambition de Marc Dugain, qui
compense assez largement sa faiblesse par un infaillible sens de la narration.
A tel point qu’il sera difficile, voire impossible, de voir désormais Vladimir
Poutine autrement que sous les traits de Plotov, son sosie dans le livre. Même
silhouette, même parcours, même volonté. Mêmes phrases, comme : « Les
terroristes, nous les buterons jusque dans les chiottes. » Et
petit-fils du cuisinier de Staline, pour la cohérence romanesque.
Cohérence romanesque qui tient aussi au personnage du
narrateur. Sa mère a été, dans un secret tel qu’il a ruiné son couple, le
médecin personnel de Staline, selon des méthodes peu rationnelles que
désapprouvait la doctrine officielle. Son fils a disparu dans le naufrage du
sous-marin. Et lui-même, longtemps professeur d’histoire, tient celle-ci pour
une fiction dans ce pays. Elle a tant de fois été réécrite…
Tant qu’à parler de cohérence, allons jusqu’au bout de la
démonstration avec la lecture que fait le narrateur des Lettres de Russie
de Custine, récit datant de 1839 : « De ce livre qui croyait
décrire la Russie des tsars, Custine sans le savoir avait fait le texte le plus
prémonitoire sur l’Union soviétique où je naquis, trois ans après la mort de
Staline. »
Thèse ou hypothèse : des tsars à Plotov-Poutine, rien
n’a changé. Le sous-marin aux 118 morts ne serait alors qu’un moyen de le
démontrer, contexte à l’appui grâce aux confidences d’anciens du KGB devenus,
pour l’un d’entre eux au moins, confident du nouveau président.
Le tableau est sinistre. Et le roman, formidable – bien
qu’entaché de ce que nous avons déjà dit. En sept parties, il offre une
profusion de points de vue convergents. Met en scène un faux écrivain et vrai
journaliste venu enquêter avec discrétion sur la catastrophe de 2000. Fait
vivre des personnages embarqués, parfois contre leur gré, dans le même bateau
d’un pays en pleine (r)évolution. Bref, il dessine, parfois à l’emporte-pièce
mais toujours de manière très convaincante, un pan de notre histoire
contemporaine. Une sorte d’exploit, en somme.