EXTRAIT DE LA NOUVELLE « LE TEMPLE DU SOLEIL »
Le camion aborde le premier virage en lacet. Le moteur cogne, le changement de vitesses grince. Derrière, une épaisse fumée noire jaillit du pot d’échappement. Il n’y a rien à faire : la pente est trop forte. Il va falloir qu’il se déporte à l’extrême gauche ou il ne passera pas! Instinctivement, le chauffeur a réagi : il braque le volant autant qu’il peut. Le bahut se déplace, le voilà de l’autre côté de la route. Le pneu avant mord même la poussière du fossé ! Cela fait un de ces nuages ! Les branchages griffent la carrosserie. Pourvu qu’il ne vienne rien en face. Non, ouf, c’est fini ! Le premier virage est passé. Il n’y en a plus que deux mille cinq cents quatre-vingt-quatre.
C’est qu’elle les connaît, Isabel les virages qui mènent à l’Altiplano. Cela fait cinq ans, maintenant, qu’elle fait la route, toujours la même. Elle charge des marchandises en bas, dans la forêt, et elle les achemine là-haut, dans la capitale. Cela peut paraître simple, mais ce ne l’est pas. En bas, c’est l’équateur, la forêt vierge, la chaleur, les moustiques, la malaria. En haut, ce sont les montagnes et les deuxièmes du monde encore bien. La Paz culmine à 3.658 mètres d’altitude et le lac Titicaca n’est pas loin. D’un côté, c’est l‘été, de l’autre l’hiver. Et puis il y a les habitants. Tous des Indiens, certes, mais tellement différents. Les gens de la plaine ont une certaine mentalité, ceux des sommets une autre. Leur seul point commun, c’est d’être tous des Indiens. C’est déjà ça. Et elle, Isabel, elle est comme un trait d’union entre ces deux mondes. Indienne aussi, forcément, comme tout le monde en Bolivie. N’empêche que le fait d’être une femme a quelque chose de singulier. Tous les autres chauffeurs sont des hommes, elle doit être la seule femme de la profession et elle en est fière. Comme elle est fière d’amener dans la capitale andine toutes ces nourritures exotiques de la plaine. Originaire de la zone intermédiaire des collines, elle se sent partout chez elle. Ce qui signifie aussi qu’elle est étrangère des deux côtés. Elle n’est pas de l’Amazonie, mais elle n’est pas non plus des sommets andins. Qui est-elle finalement ? Elle serait bien en peine de le dire. Alors elle voyage et essaie de trouver son identité sur les routes, entre les chaleurs étouffantes de la forêt et les crêtes brumeuses des montagnes.
Mais voilà le deuxième virage. Il tourne dans l’autre sens, celui-là, de la gauche vers la droite. Ce sera donc plus facile, elle ne sera plus du côté du précipice et bénéficiera de la pente la moins raide. C’est déjà ça. Il faut dire que la route est à peine asphaltée. Pourtant elle l’a été autrefois, à certains endroits en tout cas... Mais il y a longtemps de cela et la nature a repris ses droits. Le macadam, petit à petit, s’est effrité et il ne faut pas croire que le gouvernement l’a remplacé. Non. D’ailleurs il ne faut jamais compter sur le gouvernement ! Les politiciens, là-haut, à La Paz, ont autre chose à faire. La révolution pour commencer ! Et puis, une fois qu’ils sont au pouvoir ils pensent un petit peu à eux. C’est normal après tout, ils ont tout de même risqué leur vie dans ces coups d’état. Alors, dès qu’ils sont installés derrière leur beau bureau de président ou de ministre, ils essaient de compenser, c’est-à-dire de s’enrichir par tous les moyens. Qui pourrait le leur reprocher ? S’ils sont d’origine modeste, on ne les pendra pas au sérieux tant qu’ils ne seront pas riches. Et s’ils proviennent d’une famille de notables, on ne trouverait pas normal qu’ils baissent de statut et qu’ils s’appauvrissent. Un député, un sénateur, un ministre, cela doit être riche pour être respectable, un point c’est tout. Ici, en Bolivie, vous ne rencontrerez jamais un être humain qui pensera le contraire.