Dans les péripéties, souvent imprévisibles, de la concrétisation d’un projet, il y a de ces accidents qui peuvent, si l’on y consent, mener vers de nouveaux rivages. Tel celui au bord duquel, j’ai fini par découvrir que cette inadéquation apparente entre la vocation artistique de cette nouvelle école, économiquement peu rentable et ce bastion de l’économie que cette ville se veut être, constituait, en fait, une chance de transformer ce projet, à caractère technique et de gestion administrative, au départ, en chantier à caractère artistique.
Le premier de ces accidents n’était pas, pourtant, directement, lié au chantier de construction de la nouvelle école. Celui-ci commencera beaucoup plus tard, précisément, le lendemain de mon départ de Sfax, après ma désignation à la direction de l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis, au moment où le regretté Dali Jazi était encore Ministre de l’Enseignement Supérieur. Venons aux faits.
C’était au mois de juin 1996. L’année universitaire touchant à sa fin, j’avais estimé, pour le moins utile, d’organiser une exposition de fin d’année, des travaux, réalisés par les étudiants, au cours de cette première année d’existence de l’Ecole des Beaux-Arts de Sfax. La manifestation avait, essentiellement, pour but, de faire connaître, auprès des bacheliers de l’année et de la population de la ville en général, l’institution et les textes qui la régissent, se rapportant, notamment, à son programme de formation et à ses différentes filières.
J’avais donc pris l’initiative de réserver la galerie de la Kasbah, pour la deuxième fois, au cours de cette année. Comme il s’agissait d’un espace étatique, je n’avais pas eu de difficulté à obtenir une date précise pour l’ouverture de l’exposition, tout en pensant que pour ce qui est de la date de clôture, cela dépendra de l’intérêt et du nombre des visiteurs. Le collègue et ami responsable de la gestion de cet espace m’avait même précisé que je pouvais y laisser les travaux de mes étudiants durant une quinzaine de jours. L’année allait, donc, se terminer en beauté.
C’était sans compter avec l’échelle des valeurs locales !
Celle-ci établissait, une distinction claire entre institution publique et entreprise privée et, conformément à une certaine application stricte et cynique de la logique libérale, accordait la priorité au secteur privé. J’aurais trouvé cela normal si ce n’était le fait que dans le cas de l’incident que je me propose de relater, la priorité accordée au privé, aux dépens du public, ne concernait pas deux entreprises économiques.
En effet, l’exposition des travaux d’élèves de la première année d’existence de l’Ecole des Beaux Arts de Sfax n’aura duré que l’après midi de son inauguration. Il fallait, sur ordre de l’administration de la galerie, vider les lieux, le lendemain, et céder la place à d’autres travaux d’autres élèves d’une autre « école », qui ne m’était pas trop inconnue. Il existait, dans la ville, depuis sept ans m’avait-on précisé, un centre d’animation d’art plastique, tenu par des enseignants du secondaire et dont l’activité consistait à initier à la création artistique, des personnes de tous âges. Y étaient acceptés des enfants des écoles, des élèves des lycées et des femmes au foyer. Pour les uns, ils venaient exercer, dans cet espace ouvert et libre, de l’expression libre également. Pour les autres, ils venaient chercher une occupation à partir de laquelle, on achetait sa participation à une exposition annuelle pour avoir droit, le temps de l’après midi d’inauguration, à la reconnaissance mondaine, et à celle des parents et amis, durant la durée de la manifestation.
C’était donc tout un programme ! Disons un véritable « projet » où l’on pouvait voir s’illustrer une certaine vision du rapport souhaitable, entre expression artistique, intégration distinction sociale, relevant des mondanités locales et rentabilité économique.
Cela ne manquait pas, à mes yeux, ni de légitimité ni de cohérence…Jusqu’au jour où j’étais obligé de décrocher les travaux des étudiants d’une institution universitaire étatique (sensée produire la société, son savoir et non pas seulement les reproduire) pour céder la place à des travaux réalisés dans le cadre de cette vision intégrationniste, reproductrice à souhait du modèle dominant.
J’étais convaincu et je le suis encore aujourd’hui, de la possibilité de coexistence entre les différentes idéologies culturelles qui traversent le champ social et qui peuvent être à l’origine d’approches différentes, pour l’analyse de ces pratiques artistiques à caractère individuel ou associatif. Approches qui peuvent aboutir, à des considérations différentes du statut (ou même des statuts) de l’art et de sa pratique au sein d’une société déterminée.
Mais ce que je venais d’apprendre, grâce à cette expérience, qui n’était pas finalement aussi malheureuse que je le pensais sur le moment, c’était, surtout, la nécessité de prendre en considération cette dimension mondialisante de cette vision qui implique la primauté de l’économique sur le culturel et qui ne peut souffrir d’aucune exception. Car, cette annexion pure et simple de l’activité culturelle par l’économie est, en fait, le signe que cette vision des choses n’a de la coexistence entre différents qu’une approche formelle de tolérance de l’autre et non pas de son acceptation réelle.
La culture soumise à l’économie ; une donnée à laquelle j’avais fait allusion, en évoquant l’usage qui était fait des majestueux remparts de la ville, par les annonceurs publicitaires, drapés du manteau du sponsoring culturel ; donnée qui se manifestait, à présent, au niveau même du statut de cette institution, que l’on voulait soumise aux impératifs de la rentabilité économique et de l’intégration sociale normative.
Peut être que les responsables régionaux qui m’avaient intimé l’ordre de céder la place à une exposition dont le droit à y participer était payant, alors que l’espace alloué à cette manifestation privée était étatique, n’avaient pas assez mesuré les conséquences, au moins symboliques, de leur décision.
Mais le fait est que lorsque j’avais évoqué, auprès de mon supérieur hiérarchique, dont les invitations à cette manifestation ont été faites en son nom, l’argument que je croyais valable, celui de la priorité qu’aurait une institution étatique à accéder à l’espace d’une galerie étatique, la réponse a été on ne peut plus claire : « ici, la priorité est toujours accordée au privé, y compris dans les espaces étatiques ! » La manière à travers laquelle j’ai été informé de l’interruption de l’exposition des travaux d’élèves de l’Ecole des Beaux Arts était, elle aussi, significative.
C’est, en effet, au cours d’un conseil de professeurs de l’Ecole, que j’avais réuni pour débattre, justement des modalités d’organisation de l’exposition de fin d’année dont la date d’ouverture était déjà fixée, que trois des collègues présents, membres du conseil parce que faisant partie de l’équipe de démarrage, m’annoncèrent subitement que ma proposition de deux ou trois semaines, pour la durée de cette manifestation, n’était pas réaliste
Affiche réalisée à partir des travaux d’élèves de l’atelier de « formes » du grand céramiste sfaxien Hachemi J’mal (format réduit pour servir de carton d’invitation)
Celle-ci correspondait, à deux jours près, à celle qu’ils avaient prévue pour l’exposition de leur « école » à eux ! Et de me présenter, par la même occasion, le carton d’invitation à la cérémonie d’inauguration, sur lequel était spécifié que leur manifestation allait se tenir sous l’égide du Gouverneur ! Etonné de cette « franchise » de la part de fonctionnaires de l’Etat qui osaient affirmer que pour eux, la priorité était accordée à l’entreprise privée dont ils sont propriétaires et qu’à leurs yeux « la mienne (sic) n’avait qu’un an d’existence et la leur était déjà âgée de sept ans », j’avais, estimé, que présentée sous cet angle, la question ne manquait pas d’être grave. Le règlement interdit à un fonctionnaire de s’adonner, à titre privé, à une activité à but lucratif, surtout lorsque celle-ci est de même nature que celle pour laquelle il est rétribué. Il est vrai qu’ici, comme ailleurs, les cours de soutien scolaire, dispensés à titre privé par des enseignants des établissements étatiques, ne sont pas l’objet d’une attention particulière, ni de la part du fisc ni de celle des administrations des établissements étatiques auxquels ces enseignants sont rattachés.
Cette tolérance , certainement voulue de la part des autorités, s’explique aisément par le fait qu’il est permis de croire que cette permissivité, peut être à l’origine d’une amélioration sensible du rendement des activités de formation, fournies par les secteurs public et privé. C’est dans ce sens que les départements de tutelle des établissements publics d’enseignement, autorisent souvent, sans le signifier par écrit, leur personnel enseignant à exercer, en parallèle, dans des établissements d’enseignement privé. Mais ce qui est strictement interdit c’est d’être propriétaire d’un établissement privé d’ enseignement, tout en étant enseignant permanent, dans un établissement étatique. Cela ne pourrait être, facilement, toléré.
De toutes les façons, ce dont il était question ce n’était pas la légalité ou l’illégalité de cette pratique, en parallèle, de l’enseignement de l’art, mais plutôt le fait que l’on ait inversé un certain ordre des priorités, touchant aux rapports entre une institution publique d’enseignement supérieur d’un côté et un établissement privé, d’animation plastique, de l’autre. Cette inversion s’effectuait, en fait, à partir d’une mise en équivalence de deux « écoles », qualitativement, distincts et ce, à partir d’une formalisation de leurs activités respectives, pourtant différentes.
Et c’était cela que j’estimais comme étant grave, parce que, au-delà de cette querelle juridico- morale à partir de laquelle on pourrait opposer la légitimité acquise du projet privé, plus ancien, à la simple légalité de cette institution universitaire nouvelle, venue, en quelques sortes, la concurrencer sur son terrain, il y a lieu de faire observer le danger qui résultait de cette comparaison, en tant que telle, entre deux « entreprises », de natures différentes.
A l’examen, celle-ci pourrait se révéler être à l’origine de la légitimation du fait accompli de cette équivalence avec une institution étatique d’enseignement supérieur, qui serait, d’une manière implicite, accordée, à un club privé, d’animation culturelle.
C’est dire, aussi, l’importance de l’enjeu en question. Celui-ci se décline en termes de pertes et de profits. Pertes du côté de l’institution publique et profits du côté de l’entreprise privée.
Pour les tenants du libéralisme économique débridé, la tendance à la privatisation, constitue une suite obligée à la tendance à l’étatisation, qui se serait avérée, à l’origine de véritables gouffres financiers, pour le trésor public. Cela pourrait être vrai pour la majorité des entreprises économiques étatiques qui ont connu une évolution particulière quant à leur statut au sein de l’économie nationale. De locomotives qu’elles étaient au départ, elles se sont changées, au fil des années, en « vaches à lait » qui ne tenaient plus que grâce au soutien dont elles étaient l’objet de la part de l’Etat ; soutien motivé par le désir d’éviter les conséquences sociales qu’aurait eues la décision de les laisser seules, face à l’épreuve de vérité de la viabilité, strictement économique.
Mais dans le cas présent, nous sommes confrontés à une sorte de procédé par amalgame, à partir duquel on commence par niveler d’abord, pour disqualifier ensuite. Cette priorité accordée à un « projet » privé, aux dépens d’une réalisation étatique nouvelle, constitue un véritable coup double. Niveler par la mise en équivalence des deux « écoles », en vue de qualifier un club privé d’animation, en lui reconnaissant le statut de qualité d’une école d’art d’un niveau universitaire, et disqualifier, ensuite, en favorisant le plus ancien, à caractère local, aux dépens de ce nouveau venu, à dimension nationale.
Deux jours après que nous ayons évacué la galerie, celle-ci était le lieu d’une véritable fête (« un vrai mariage » m’a-t-on fait remarquer) auquel on avait joint un autre espace, étatique lui aussi, mais dont l’adjonction, à cette occasion, prenait, à mes yeux, une dimension symbolique. Il s’agissait, ni plus ni moins, de la cour de l’école primaire El Abbassia que je voulais récupérer, dans le cadre du projet utopique d’école des Beaux-Arts éclatée, implantée dans La Médina et dont cet établissement était proposé pour en devenir le centre administratif et pédagogique. La mise en équivalence de l’école étatique et du club d’animation plastique privé passerait elle, aussi, par la « récupération symbolique » du rêve utopique de l’Autre ? Rêve que l’on savait, désormais, irréalisable. D’autant plus que l’affectation des espaces réquisitionnés, pour la circonstance, en cet après midi de fête peut, elle aussi, se prêter à l’interprétation.
En fait, pour le vernissage de cette exposition, l’on avait prévu grand, au point de donner dans la démonstration de force. La placette ombragée était entièrement occupée par une foule nombreuse composée, de « parents et alliés » venus participer à ce « grand mariage culturel de la ville de Sfax »,[1] comme le dira un haut responsable régional, en rendant hommage à cette manifestation, dans son discours d’ouverture, à la grande cérémonie annuelle de distribution des prix culturels de la Municipalité Sfax.
La cour d’El Abbassia accueillait, quant à elle, un grand buffet auquel étaient conviés plusieurs responsables dont le Gouverneur et le S. G. du Comité de Coordination du Rassemblement. On avait même loué les services d’une grande société de gardiennage pour veiller à la sécurité des invités et au maintien de l’ordre. Comme j’ai voulu, en compagnie de quelques collègues enseignants de l’Ecole des Beaux-arts, accéder à cette réception et n’ayant pas de carton d’invitation, j’ai dû attendre que l’un des collègues organisateurs donnât l’ordre à l’agent de gardiennage, en uniforme, de nous laisser accéder, mes collègues et moi, à la cour d’El Abbassia.
Si j’ai tenu à exposer dans le détail cet incident de fin d’année, ce n’est pas à cause de l’importance objective qu’il aurait eue sur le cours des événements relatifs à la réalisation du projet de construction de la nouvelle école d’art. Certains trouveront, peut-être, que la lecture que je suis entrain d’en faire est quelque peu outrancière. Particulièrement, l’interprétation, à partir de laquelle je trouve que l’adjonction, à l’espace de la fête, de la cour de cette école (en vue d’y organiser une sorte de banquet), pourrait avoir le sens d’un acte collectif, à caractère symbolique, destiné à exorciser ce lieu de la citation qui en a été faite, dans le projet utopique de l’autre.
Après tout, on peut supposer que nous sommes en présence d’une pratique prophylactique traditionnelle, destinée à préserver la mariée de l’œil mauvais de ce nouveau prétendant. Une vraie cérémonie de mariage m’avait-on précisé et El Abbassia est trop belle !
Toutefois je dois avouer que cette idée de procéder à la lecture, dans ce sens, de cet incident m’a parue aussi séduisante que peut l’être l’entrée monumentale de ce bel espace vieux de plus d’un siècle; d’autant plus que je me refuse à croire que l’interprétation d’un acte, quel qu’il soit, doit être limitée à l’intention d’origine de son auteur.
De toutes manières, ce soir là, j’avais compris la leçon et tiré la conclusion qui s’imposait : aménager dans la future école des Beaux-Arts un espace galerie. Décision, qui allait s’avérer pleine de promesses quant à la suite événements.
[1] Cette cérémonie a eu lieu à Borj Ennar au mois de Juillet 1996. Le haut responsable régional, dans son discours à l’occasion, n’avait pas dit un seul mot de la création nouvelle de l’Ecole des Beaux-Arts de Sfax, pour la construction de laquelle, l’Etat venait d’allouer, la somme de 1.500.000 Dinars, comme tranche de démarrage. Par contre, il n’avait pas tari d’éloges à propos de l’exposition de ce club privé d’animation plastique, exposition qu’il avait qualifiée de « Grande fête de la culture à Sfax ».