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Pourquoi Whistler voulut-il « tuer » Gustave Courbet ?

Publié le 20 septembre 2017 par Savatier

Pourquoi Whistler voulut-il « tuer » Gustave Courbet ?Si Gustave Courbet figure aujourd’hui parmi les peintres du XIXe siècle les plus populaires, son contemporain James McNeill Whistler reste encore trop peu connu du grand public. Cet artiste américain majeur, ami des préraphaélites, vécut à Londres et séjourna plusieurs fois en France. Il fut, pendant quelques années, très lié au maître-peintre d’Ornans, avant de s’en éloigner jusqu’au rejet pur et simple. Les cas d’amitiés contrariées ne sont pas rares. Mais celui-ci, par la complexité des relations qu’il présente, méritait une exploration détaillée. C’est à ce vaste chantier que s’est attaqué le professeur de psychiatrie, psychanalyste et spécialiste de Courbet Yves Sarfati. Son essai tout à fait passionnant porte un titre étrange, L’Anti-Origine du monde (Les Presses du réel, 464 pages, 38 €). Le sous-titre renseigne davantage le lecteur : « Comment Whistler a tué Courbet ». Doit-on y voir un substitut de meurtre du père, dans un Occident nourri au complexe d’Oedipe jusqu’à l’indigestion ? Le cas se révèle plus compliqué.

S’appuyant sur de très solides recherches qui conduisirent l’auteur à parcourir le monde pendant plusieurs mois sur les pas du peintre américain, ce livre peut être d’abord perçu comme une biographie de Whistler – approche particulièrement pertinente car celles-ci sont rares en langue française. Mais Yves Sarfati ne se limite pas aux éléments biographiques. Il analyse les raisons pour lesquelles le cadet fut successivement l’admirateur, le disciple, puis le confrère de son turbulent aîné avant de s’en détacher. Quelles motivations avaient pu entraîner un tel revirement des sentiments ? Deux mobiles classiques conduisent généralement des hommes de cette trempe à suivre ce chemin : une rivalité amoureuse ou une jalousie liée à leur art.

L’auteur écarte fermement la première hypothèse, pourtant privilégiée par la plupart des spécialistes. Certes, les deux peintres réalisèrent des portraits d’une même femme, Joanna Hifferman, qui fut le modèle et la maîtresse de l’Américain et aurait pu, après le départ encore inexpliqué de celui-ci pour Valparaiso en 1866, entretenir une liaison avec le Français, mais celle-ci est trop peu documentée pour emporter sa conviction. Au passage, Yves Sarfati tord le cou avec raison à la légende tenace qui voudrait que Joanna aurait servi de modèle pour L’Origine du monde. C’était une rousse flamboyante, ce qui ne correspond en rien au tableau conservé au musée d’Orsay. Il se livre également à une analyse comparative des quatre versions de Jo, la belle Irlandaise – sans doute le plus beau portrait féminin jamais exécuté par Courbet – qui est un tel modèle du genre qu’il devrait être étudié dans les classes d’histoire de l’art.

La possible rivalité artistique fait l’objet de très sérieux développements. Certes, dès 1862, l’aura de Courbet avait été altérée, chez ses admirateurs, par son alcoolisme chronique et… une grande toile anticléricale qu’il peignit en Saintonge, Le Retour de la conférence, représentant des curés ivres. On y vit (et on y voit encore…) une pochade indigne alors que son auteur la considérait comme un « tableau-manifeste ». Le malentendu était total. Mais Whistler avait peut-être d’autres raisons, plus personnelles, d’en vouloir à Courbet. Celui-ci, artiste de génie, prolifique, mais athée, paillard, voire grossier, hâbleur, petit-fils d’un révolutionnaire de l’An II, était capable de trousser un chef-d’œuvre en quelques heures. Tandis que son confrère, chrétien, distant et de culture puritaine, peinait toujours à achever ses toiles. Dans sa vision imprégnée d’un Protestantisme qui voulait que Dieu récompensât les meilleurs de ses fidèles, ceux qui ne ménageaient pas leur peine, il y avait là une injustice incompréhensible. Pourquoi Dieu avait-il pu accorder tant de dons au premier et si peu de facilités au second ? Pourquoi avait-il ainsi tant récompensé le « vice » et si mal la « vertu » ? Pour peu qu’il accorde plus de crédit à la religion qu’à son art, il n’en faut pas davantage à un peintre pour nourrir un complexe d’infériorité. Il est vrai que les deux personnalités affichaient des sensibilités très différentes. L’examen comparé de Jo la belle Irlandaise et de la Symphonie en blanc n°1 est édifiant : le portrait de Courbet, charnel, déborde de sensualité et de désir, celui de Whistler représente une silhouette éthérée, diaphane, pure jusque dans la couleur immaculée de sa robe, au point qu’on se demande s’il s’agit bien de la même femme.

L’animosité de Whistler, survenue dans une forme de crise existentielle en 1867, trouve d’ailleurs, dans son art, une traduction esthétique immédiate. Quand Courbet continue de peindre d’une pâte généreuse, lui dilue de plus en plus ses pigments, si bien qu’on pourrait volontiers confondre ses huiles avec des aquarelles. Ce fut sans doute pour l’Américain une manière de «tuer» son mentor – manière illusoire, car le bonhomme, qui avait plus d’un tour dans son sac, réserva encore au public de superbes tableaux.

Yves Sarfati pousse très loin ses investigations et ses interprétations, ce qui rend son essai indispensable pour les amateurs des deux artistes. Les documents, les témoignages, les œuvres sont passés au crible jusque dans les moindres détails. Sans doute certaines hypothèses soulevées surprendront par leur hardiesse, comme celle qui présente la célèbre toile saphique de Courbet Le Sommeil (musée du Petit Palais) comme une « métaphore de l’union charnelle » (dont la matérialisation semble fort improbable) de Whistler et de Courbet… Pour autant, l’ensemble des réflexions proposées repose sur une documentation irréprochable et une argumentation intellectuelle érudite d’une grande qualité, qui ouvrent des champs d’investigation aux chercheurs et offrent au lecteur de nouvelles perspectives. C’est ainsi qu’avance la connaissance des artistes.


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