Deux spectres hantent les abords du poème – comment il vient, ce qu'il fait. Sur le premier, silence. Sur le second, patience.
Le poème émeut, enseigne, touche. Le pourquoi du comment.
Il émeut : avec les mots de tous, il fait les souvenirs de chacun. C'est sa longueur d'avance. Tête chercheuse, le poème attend sa cible. Les analystes le soulignent – c'est affaire d'énonciation, d'apostrophe, de pratique subjective avec énallage de personnes. Que savez-vous de votre douleur en moi ?
Il enseigne. Si, comme l'écrivait le sinologue Granet de la culture chinoise, le « savoir consiste à construire des singularités évocatrices », alors tout poème est un dispositif à la fois sensible et savant – savant parce que sensible (proposez un nom), sensible parce que savant (proposez un autre nom). Évocateur.
Il touche. Quoi ? Et comment sinon parce qu'un poème est cette affaire extravagante dans laquelle ce que nous sentons est configuré par ce que nous pouvons en dire, plus, dans laquelle les conditions de la langue de l'expérience du sujet sont les conditions de l'expérience du sujet de la langue. Et, là, si réussite, parfaite et durable. Le poème est donc philologue – amant de l'amour en mots.
Et l'amour comme le poème est difficile et il faut redire le conseil du philologue – « la leçon plus difficile et obscure doit être préférée à celle où tout devient si simple et si clair que n'importe quel imbécile pourrait la comprendre sans problèmes ».
Le poème est philologue aussi parce qu'il porte en lui et prolonge la chaîne des amants de l'amour en mots. On lui souhaite une bonne mémoire quand l'impératif du maintien de la tradition cache toutes sortes de massacres concertés.
(…)
Nous réclamons des vers façonnant le désordre des mots. Des vers, pas des mots d’ordre.
Martin Rueff, extrait de « Quelques longueurs d’avance », Marché des lettres (journal du Marché de la Poésie de Paris), numéro 18, été 2017. On peut lire ce numéro ici.