Les actes de la première édition des Ateliers de la pensée organisée l’année dernière à l’initiative de Felwine Sarr et Achille Mbembé ont été publiés, aux éditions Philippe Rey. Il s’agit d’une somme des vingt-et-une contributions qui avaient été présentées à Dakar en octobre 2016[1].
Le rapport à la France et à l’occident est au cœur de Ecrire l’Afrique-Monde. L’ouvrage part du postulat, comme le soulignent Mbembe et Sarr, dans leur texte liminaire, que « l’Europe ne constitue plus le centre du monde » et que les dynamiques contemporaines feront de l’Afrique le théâtre du « devenir de la planète ». Cet énoncé posé, comment poursuivre et achever l’entreprise de décolonisation de nos imaginaires, de nos savoirs, par les idées et l’action politique ?
Le continent a un potentiel d’expression et d’explosion sans précédent. D’où la période charnière dans laquelle il se trouve où son heure a peut-être sonné. Face à la résurgence des nationalismes et des identités meurtrières ailleurs, et à l’accession aux pouvoir de personnalités racistes et intolérantes, nous devons agir. Nous, Africains, avons une vision du monde à porter pour éviter que ceux qui ont dompté le fer et le feu ne détruisent toute trace de vie sur terre. Le livre nous rappelle que ce monde « nous » appartient autant qu’à « eux ». Nous n’y sommes plus des locataires marginaux mais bien un pilier avec un potentiel record en ressources humaines et naturelles. D’où l’importance de la notion de « planétarisation de la question africaine » au cœur de l’ouvrage, qui place le continent au centre de la géopolitique mondiale.
Comment, alors, penser l’Afrique, longtemps vue comme un territoire d’indigence, mais dorénavant sujet d’un récit d’opportunisme du futur ? L’ouvrage interroge les facettes actuelles de l’universalisme européen face à l’émergence de nouvelles entités économiquement solides et culturellement ambitieuses, comme l’Asie et l’Amérique latine. Et ce, afin de requalifier les rapports internationaux sous un prisme nouveau. L’historien sénégalais Mamadou Diouf, après avoir évoqué le déni de l’historicité des sociétés non occidentales et leurs assignations multiples et dévalorisantes (indigénat, orientalisme) esquisse les contours de la « présence africaine » dans le monde, à travers par exemple de nouvelles ressources épistémologiques et d’une rationalité venue d’Afrique.
Cet essai de définition est crucial pour identifier les solutions endogènes qui rompent avec le plaquage d’idées étrangères et les aventures « thérapeutiques » menées par des capitales occidentales et des institutions internationales. Pour décoloniser l’imaginaire d’une aire géographique et culturelle longtemps exclue de la « condition humaine », il est important de savoir de quoi est-elle le nom. Identifier ce qu’est l’Afrique. Défricher son univers mental, ses enjeux, ses défis et rappeler son apport au monde est aussi au cœur du message des auteurs.
La contribution de l’Afrique dans la formulation d’un « universel vraiment universel » qui rompt avec la « verticalité » de la civilisation que prônait par exemple Lévinas, est nécessaire, dans le contexte où il n’y a plus de « périphérie ni de centre » comme le suggère Souleymane Bachir Diagne, faisant allusion à la conférence Bandoeng de 1955. « Comment peut-on être africaine », se demande Hourya Benthouami ? « De quoi l’Afrique est-elle le nom », renchérit Léonora Miano ? Comment, finalement, mettre un terme à la persistance du fait colonial pour faire advenir l’Afrique ? Ceci passe par notre capacité à construire une réponse qui se détache de la « pathologie du ressassement bloqué sur les affects » selon Nadia Yala Kisukidi. Cette montée en humanité africaine qui ne se fera qu’à travers « la lutte pour la vie », « la lutte pour éclore le monde » (Achille Mbembé en référence à Fanon).
Ecrire l’Afrique-Monde est un ouvrage majeur qui sera discuté plusieurs décennies encore, au même titre que la première session des Ateliers qui l’ont fécondé. C’est un travail pour panser le continent des souffrances qui frappent sa population prise dans l’étau des conflits politiques et sociaux et de l’irresponsabilité d’une classe dirigeante inféodée à des désirs ou ceux des autres. Mais c’est aussi un essai qui nous pense de l’intérieur avec une diversité de perspectives afin d’identifier notre modernité, notre présent et notre futur. Il reste que l’ouvrage doit être lu par les élites politiques qui ont la charge de modeler nos pays jusque-là sans grand succès. Aussi, par la jeunesse pour qui ce travail de réflexion est un legs. Libre à elle de la critiquer, rejeter ou intégrer. Mais en tout état de cause, cet ouvrage doit être discuté partout sur le continent et dans nos diasporas afin de tracer « les chemins de l’universel» qui mèneront vers nos « utopies émancipatrices ».
[1] Seul absent, et c’est très regrettable, l’économiste Célestin Monga qui avait été à l’origine d‘un moment de désaccord fort, portant sur le choix de l’Institut français d’abriter une partie des travaux.