Le mal de soi

Publié le 25 juin 2007 par Marc Gauthier

Vous vous demandez peut-être pour quelle raison j'ai abordé récemment la question du suicide et de la mutilation. Ces sujets sont, il est vrai, assez peu abordés en général par les gens, que ce soit dans le vie courante, ou dans les journaux. Il en va de même sur les blogs qui eux aussi en parlent peu.


 
Je n'aime pas beaucoup dire que c'est parce qu'il s'agit là de tabous, mais la vérité n'en est pas loin. Ces sujets dérangent à mon avis principalement parce qu'ils concernent des comportements qui laissent les gens démunis et incapables d'apporter une réponse à la souffrance qu'ils observent. J'imagine pour ma part combien cela doit être le cas pour des parents qui découvrent que leurs enfants se mutilent, ou pire qu'ils récupèrent à l'hôpital après que celui-ci a tenté de se suicider.

Leur désarroi peut être d'autant plus grand que le chemin est long pour revenir de ces troubles. Je crois qu'il ne s'arrête pas à la fin des gestes de mutilation ou des tentatives de suicide. Car tout cela laisse des traces autres que celles qui figurent sur la peau. Les cicatrices les plus profondes sont à l'intérieur, et puisqu'on ne les voit pas, bien souvent on ne les traite pas non plus. Mais ce n'est pas rien d'attenter à sa vie, ce n'est pas rien de former contre soi le projet de se blesser et de se faire du mal, et l'impact le plus fort de cela se trouve je pense dans le comportement des personnes, après qu'elles ont vécu ces périodes de déchirement intérieur. Peut-être faut-il ici apprendre à laisser le temps faire son oeuvre, pour retrouver un certain calme et une certaine sérénité. Mais cela ne suffit probablement pas.

Alors j'écris sur ces sujets, parce que cela renvoie en moi à une idée qui m'a toujours beaucoup chamboulé: celle du mal de soi. Le sentiment vécu par une personne de n'être pas acceptable telle qu'elle est, ou plutôt telle qu'elle se voit dans le regard des autres. L'horrible idée qu'elle ne convient pas. La douleur d'être soi et pas autre chose (même un taille crayon, allez, ça irait mieux).

J'ai rapporté tout récemment à Katar une scène aperçue il y a déjà quelques années. J'étais allé faire du ski dans je ne sais plus quelles station. Un matin, en me rendant aux remontées mécanique, j'avais vu passer à une dizaine de mètres de moi une jeune fille, suivie quelques mètres plus loin par une vieille dame. En les voyant j'ai alors songé qu'il devait s'agir d'une mère ou peut-être d'une grand-mère et de sa fille ou petite fille.


 
Ce qui m'a immédiatement frappé c'était le visage inquiet de la vieille dame, tandis qu'elle marchait. Elle avait visiblement du mal à suivre le rythme rapide de sa cadette, et je sentais que c'était là la cause de son anxiété. Elle tentait bien de forcer le pas, marquant ainsi une démarche à l'équilibre instable, mais rien n'y faisait, ses forces n'y suffisaient pas et elle restait irrémédiablement distancée. Au bout de quelques mètres, la plus jeune se retourna, apparemment agacée de devoir attendre ainsi, et lui lança sèchement: "bon, alors!".

Après qu'elle eût entendu ces mots, la veille dame sembla plus désemparée que jamais. Elle était coincée, perdue. Tentant une fois encore d'accélérer sa marche, mais constatant combien son corps en était incapable. Son visage montrait à la fois son désir immense de répondre positivement à la demande formulée par la jeune fille, et son désespoir de ne pouvoir le faire. En la regardant, j'ai alors senti quel était son sentiment exact à cet instant : elle était désolée d'être cette vieille dame handicapée par ses années et inapte à suivre le pas vif de sa fille. Son regard semblait implorer le pardon, car elle n'était "que" cela, et quelle ne pouvait pas satisfaire une personne qui devait être une des plus chères à ses yeux. Le désespoir de n'être "que soi", alors que l'on voudrait tant être quelqu'un d'autre, et ainsi, peut-être, être enfin aimé.

J'ai assisté à quelque chose de similaire durant cette dernière semaine. Je suis parti en Corse, pour marcher quelques jours ,et profiter sur la fin de la plage et du soleil. Je me suis alors installé dans un camping près de Calvi, et chaque jour je faisais l'aller-retour à pied vers la ville, en passant par la plage. Vendredi, alors que je rentrai et arrivai sur les premiers mètres de sable, je vis un homme, allongé seul à l'écart des autres derrière une rangée de bateaux, sur une petite serviette. Personne ne s'installe d'habitude à cet endroit car ce n'est pas encore vraiment la plage. Il y a juste la place de s'allonger, et la présence des bateaux rend évidemment peu pratique l'accès à la mer.

J'ai d'abord pensé qu'il s'était mis là parce qu'il pouvait ainsi être à l'ombre des quelques arbres qui le surplombaient, ombre qu'il ne retrouverait pas en restant là où vont tous les autres, ou pas aussi facilement. Il avait effectivement le ventre bien blanc, et cela me semblait donc logique. Mais en m'approchant, je constatai qu'il y avait autre chose. Les membres inférieurs de cet homme étaient atrophiés, ses genoux malformés et ses mollets inexistants. Et en le croisant du regard alors que je continuai ma marche, je revis l'inquiétude que j'avais perçu dans les yeux de la vieille dame. La même crainte, la même anxiété.

J'ai alors compris que s'il s'était ainsi lui-même mis à l'écart des autres pour s'installer dans un endroit si peu confortable, ce n'était sans doute pas seulement pour se protéger du soleil. Mais c'était aussi probablement pour éviter  le regard des autres vis-à-vis de lui. Comme s'il ressentait, lui aussi, qu'il n'était pas convenable pour s'installer à côté d'eux, comme s'il n'était pas ce qu'il fallait, comme s'il n'avait pas le droit.

Il n'y a aucune réponse facile à apporter à ces gens, et pour ma part je ne fais qu'essayer d'en entrevoir, en sachant combien elles peuvent être mal adaptées dans certains cas, tant ces situations sont particulières. Mais ces images, ce mal de soi, cette peur de ne pas être comme il faut, de ne pas convenir tel que l'on est, tout en sachant que l'on ne peut être autre chose, tout cela me marque et me reste en mémoire. Et forme probablement une part importante de ma façon d'envisager ces sujets.