Poezibao sort aujourd’hui de son champ temporel habituel pour présenter la belle anthologie que Jacques Darras vient de réaliser pour la collection Poésie/Gallimard. Intitulée Du cloître à la place publique, elle se penche sur les poètes médiévaux du nord de la France, période XIIe et XIIIe siècle. Voici par exemple le début d’une étonnante œuvre, Les Vers de la mort, de Hélinand de Froidmont.
1.
Mort qui m'as mis à muer en mue
Dans cette étuve où le corps sue
Ce qu'il a fait au siècle d'outrages,
Tu lèves sur nous tous ta massue
Sans que pour autant nul de peau ne mue
Ni ne change son vieil usage.
Mort, te craindre ont coutume les sages :
Mais chacun court à son dommage :
Qui n'y va pas au pas s'y rue.
Pour quoi j'ai changé mon courage
Et j'ai quitté le jeu la rage :
Mal se mouille qui ne s'essuie.
2.
Mort, va chez ceux qui d'amour chantent
Et qui de vanité se vantent,
Apprends-leur donc à chanter
Comme font ceux qui t'enchantent
Pour ce qu'eux hors du siècle se plantent
Que tu ne puisses les supplanter.
Mort, tu ne sais pas enchanter
Ceux qui ton chant savent chanter
Et qui la peur de Dieu enfantent :
Cœur qui tel fruit peut enfanter,
Pour vrai je peux l'acréanter*,
Nul piège tien ne le déplante.
3.
Mort, qui en tous lieux tiens tes rentes,
Qui as sur tous marchés tes ventes,
Qui les riches sais dépouiller,
Qui les haut placés précipites en descente,
Qui les plus puissants mets en pente,
Qui sais bouleverser les honneurs,
Qui aux plus forts causes des sueurs,
Qui les plus braves fais trembler,
Qui cherches les voies les sentes
Où l'on peut s'enmarécager :
Je veux mes amis saluer
De ta part, qu'ils s'épouvantent.
4.
Mort, je t'envoie à mes amis,
Non pas comme à mes ennemis,
Ni comme à gens que je haïsse,
Mais priant Dieu (qui au cœur m'a mis
Que je m'acquitte comme j'ai promis)
Qu'il leur donne longue vie et grâce
De vivre bien tout leur espace.
Mais toi qui joues à la chasse
De ceux qui peur de Dieu n'ont mie,
Tu fais grand bien par ta menace,
Car ta peur filtre et purifie
L'âme comme par un tamis.
5.
Mort qui nous prends tous au collet,
Qui en tous lieux nous fais glisser
Sur verglas que tu fais tomber,
Certes il est vrai que je te hais,
Mais ceux à qui t'ai envoyée,
Ne le fais que pour les consoler,
Pour chasser loin d'eux vanité
Qui n'a cesse de les pourchasser
Jusqu'à ce que mat elle les ait faits.
Mais qui te voit le prendre au lacs
Tes bras étreindre son âme entière
Fol est s'il ne quitte ses joies.
Du cloître à la place publique, Les poètes médiévaux du nord de la France, XIIe et XIIIe siècle, choix, présentation et traduction de Jacques Darras, Gallimard, collection Poésie / Gallimard, 2017, 560 pages + 8 p. hors texte, 16 ill., p. 489 à 492, 9,90€.
Hélinand de Froidmont
Les Vers de la Mort
On sait plus de choses sur Hélinand de Froidmont que sur son compatriote Le Reclus de Molliens, d'autant que vingt-quatre manuscrits de son célèbre poème Les Vers de la Mort sont parvenus jusqu'à nous depuis les XIIIe et XIVe siècles. Hélinand de Froidmont est flamand d'origine. Sa famille arrive dans l'Oise en 1127 à la suite du meurtre, à Bruges, du comte de Flandres Charles le Bon, dans lequel il semble que la famille du poète ait été impliquée. Né en 1160, Hélinand fait ses études à Beauvais avec un élève d'Abélard, le grammairien Raoul, fréquente Philippe de Dreux l'évêque de Beauvais et Henri de Dreux, l'évêque d'Orléans, auprès de son oncle qui, à Reims, assiste l'archevêque Henri, oncle de Philippe Auguste. Embrassant le métier de trouvère, Hélinand remporte des succès publics au théâtre et à la cour, où il « performe » devant Philippe Auguste. Brusquement, cependant, ce jeune poète avide de succès et de mondanités rompt avec le monde et s'enferme à l'abbaye de Froidmont, fondée par saint Bernard en 1129. Après plusieurs années de silence le moine, âgé d'environ trente ans, compose entre 1194 et 1197 Les Vers de la Mort, poème en cinquante douzains octosyllabiques et aux rimes disposées en miroir, constituant un modèle prosodique maintes fois imité par la suite. Hélinand vivra jusqu'au-delà de soixante ans mais demeurera humblement religieux sans accepter de devenir abbé de Froidmont. Il mourra à Toulouse en 1229 après avoir participé au combat contre l'hérésie cathare. La force d'images du poète prend le lecteur dès les premiers vers, avec cette vision de la mort comme une « étuve où le corps sue ». Sans plus jamais baisser de rythme, le poème fait apparaître la mort comme la limite suprême, cette puissance terminale que nul ne peut chanter ni enchanter.
*acréanter, promettre, assurer, garantir