Dans cette nouvelle rubrique, partons à la rencontre d’un son dans son contexte intime, historique et social de production, de réception. à la rencontre de ce qu’il nous dit, aussi, aujourd’hui. Le rappeur Rocé lance ce rendez vous. Il sort prochainement une compilation de « spoken word francophone », Par les damnés de la terre. Des voix de luttes et de résistance, 1960-1980 et nous raconte quelques-unes de ses (re)déouvertes.
« Complexium – After Aimé Césaire » de Dane Belany – 1975
2010. C’est Aurélien, un ami d’enfance disquaire aux puces de Clignancourt qui me conseille d’écouter ce disque. Sur la pochette on voit une femme qui se tient droite, l’air figée et digne, assise, les mains sur les genoux. Sa photo est découpée de manière un peu malhabile, puis dupliquée. Photoshop n’est pas là en 1975, date du disque, et les imperfections donnent le style. Ce disque est classé par les disquaires dans la case « spiritual » ou « afro » ou encore « free jazz ». Ce sont des cases, nous savons qu’elles restreignent plus qu’elles identifient, alors je ne m’attarderais pas sur l’idée de trouver la bonne appellation.
La pochette du vinyle s’ouvre en deux, donnant sur les textes et les crédits. C’est un disque américain, ça se voit. On le reconnaît au carton de la pochette, à la sérigraphie, à la façon dont le papier intérieur à été collé. Le travail d’usine est différent. Et puis les noms Dewey Redman ou Errol Parker ça sonne pas français. Je ne connais pas ce label : Sahara. Mes yeux tombent sur cette phrase en haut de la page « Dedicated to Frantz Fanon ». Ça m’intrigue. Alors je regarde quelques titres des morceaux « Complexium – After Aimé Césaire » puis « Conviction – After David Diop ». J’écoute le premier.
C’est effectivement un texte de Aimé Césaire, « Mon nom : Offensé. Mon prénom : Humilié. Mon état : révolté. Mon âge : l’âge de pierre ». L’interpétation, en français donc, est accompagnée de percussions lourdes et lentes. Elles mettent en avant la voix et le texte. Mon ami Antoine trouve un contact de Dane Belany. En France. Entre
temps on nous apprend que le label Sahara était tenu par Errol Parker, nom d’artiste, d’un Français expatrié. 2015. Nous rencontrons Dane Belany au café L’Antenne en face de la radio Europe 1. La radio accueille beaucoup de personnalités politiques qui finissent leur discussion dans ce café. Et Dane Belany y donne tous ses rendez-vous, espérant y croiser un jour Laurent Fabius.
Effectivement l’affaire du sang contaminé l’a atteinte et elle souhaite régler son compte au responsable. Notre intérêt pour sa carrière musicale l’intrigue, et la flatte aussi. On a l’habitude d’entendre ces histoires d’artistes afro américains qui sont venus en France, ont joué et ce sont posés à Saint-Germaindes-
Près, côtoyant du beau monde, vivant la bohème et le jazz. Là nous avons une toute autre histoire, une française d’origine turque et sénégalaise, partie aux USA, qui côtoie Duke Ellington, Billy Holiday, croise Miles Davis, James Baldwin, et d’autres figures influentes de l’époque. Elle est promise à une belle carrière de chanteuse. Elle a déjà un book bien fourni et apparait dans les charts lorsque la maladie lui tombe dessus et lui fait perdre la voix. Elle plonge dans une longue dépression, mais ses amis la motivent à sortir quand même un disque.
Un disque fort, dans lequel on ne l’entend pas chanter, mais clamer les textes qu’elle aime. Dans le New York de l’époque, Aimé Césaire, Frantz Fanon, David Diop, ont une influence ou du moins un écho. Et c’est une symbolique puissante que faire ce disque, de reprendre et de reprendre les mots de ces hommes engagés. Dane Belany nous dira que ce disque a été diffusé sur plusieurs radios. Mais qu’au Sénégal, Senghor lui-même a demandé qu’il ne soit pas joué.
Nous avons pris le temps de refaire le monde. Elle a parlé d’engagement, de musique, d’impérialisme, de manque d’identification des nouvelles générations en France. Dane Belany nous répète qu’elle est prête et qu’on peut compter sur elle s’il y a des actions militantes à mener. Elle n’a jamais quitté cet engagement, celui qu’elle a inscrit sur ce disque, celui qui nous a permis de la découvrir et de la rencontrer.
Lorsque je vais payer au comptoir, la tenancière me demande si c’est donc vrai – que cette dame qui vient dans son bar dans l’espoir d’en découdre avec Fabius – fût une grande artiste méconnue. Elle rajoute que ça lui fait plaisir de l’avoir vu joyeuse aujourd’hui, reconnue pour ce qu’elle a accompli. En partant je me dis qu’il n’est pas trop tard pour que voient le jour d’autres histoires de la chanson française. Celles des damné.e.s de la terre.