" L'historien militant américain Howard Zinn notait déjà en 1970 : " La désobéissance civile n'est pas notre problème. Notre problème c'est l'obéissance civile.(...) Notre problème c'est l'obéissance des gens quand la pauvreté, la famine, la stupidité, la guerre et la cruauté ravagent le monde."... La désobéissance n'est pas bonne en soi, pas plus que l'obéissance. Elle doit rester une possibilité éthique ouverte et disponible en chacun d'entre nous et non pas une injonction à suivre, une posture imposée de l'extérieur. Personne ne peut désobéir à ma place. Finalement, elles sont rares, les situations ou les tâches pour lesquelles je ne suis pas remplaçable, interchangeable... Désobéir, c'est vraiment un geste "indélégable", dont Henry David Thoreau a livré la clé dans son journal : " Si je ne suis pas moi, qui le sera à ma place ?"
Et pourtant cela n'a rien à voir avec de l'héroïsme ou de l'individualisme. Notre époque est saturée de discours sur la singularité du moi : il faudrait retrouver et faire vivre un moi unique différent de tous les autres, libérer toutes ses potentialités... Alors que nous n'avons jamais été si conformistes ! Ce culte du Je singulier est devenu le fer de lance d'un nouveau conformisme : en se croyant uniques, les individus obéissent, et consomment ! La désobéissance dont j'essaye de donner la formule philosophique et politique est une manière de résister à ce conformisme ; elle est ouverte sur le souci des autres et le souci du monde. C'est ce que j'appelle la dissidence civique ou la démocratie critique, qui doit servir de rempart à la démocratie de masse. Rappelons que ce n'est pas parce que tout le monde est d'accord qu'on atteint nécessairement la justice... Socrate a été mis à mort par la démocratie athénienne...
Je me suis plu à analyser ce que je nomme la "surobéissance", cette passion de la docilité éprouvée par ceux qui obéissent, par peur d'être libres La Boétie parlait bien de servitude volontaire. Si l'on ne faisait qu'obéir passivement, les puissants n'auraient pas tant de pouvoir. Mais on en rajoute dans notre obéissance, et c'est ce ajout, cet excès qui fait tenir le pouvoir politique. Ce rajout, ce sont tous les plaisirs de compensation qu' offrent les despotismes en récompensant les plus zélés ( jouissance du "bon élève"), en permettant à chacun de devenir le tyran de son subordonné, qui lui-même trouvera un inférieur à martyriser. Quant La Boétie écrit que "le tyran asservit les sujets les uns par le moyen des autres", il veut dire que l'obéissance n'est pas un système vertical de domination : elle suppose des chaînes de complicité..."
Frédéric Gros : extrait d'entretien pour Télérama 3530 du 03/09/2017 http://fr.wikipedia.org/wiki/Fr%C3%A9d%C3%A9ric_Gros