Après une histoire marquée par les luttes sociales, le Maloya, mamelle endogène de la culture musicale à La Réunion, s’est étendu bien au-delà des kalbanons et des services rituels qu’il quittait rarement au début du XXème siècle. Nimbé dès les années 80 par l’aura de ce genre fourre-tout que l’on nomme World Music, cet héritier des lamentations d’esclaves a su trouver sa place dans les marchés musicaux internationaux pour baigner dans le même bouillonnement d’enjeux que rencontrent les acteurs de l’industrie de la musique nationale. Avec un obstacle supplémentaire de taille qui définit la logique de son économie : l’insularité.
La musique réunionnaise n’échappe pas au marasme que rencontrent les majors de tous pays. La Réunion ne connaît pas encore le rebond des nouveaux modèles de diffusion musicale (type streaming), et la crise du disque est telle que, depuis 2014, la SACEM (société des auteurs compositeurs et éditeurs de musique) n’y tient plus de statistiques sur le nombre de CD pressés. Les études les plus récentes, quant à la représentativité des musiques locales, remontent à 2013, et pointent un phénomène : maloya et séga[1] se sont partagés inéquitablement le territoire. Si le dernier occupe la majorité des ondes locales et se diffuse largement dans les moments de fête, on ne le retrouve que marginalement sur les scènes institutionnelles, et exclusivement dans le giron départemental. Peu de ségatiers travaillent à exporter leur son vers un Nord, qui devrait pourtant y trouver son compte.
Le séga étant un cousin tropical des guinguettes. En yang parfait d’un yin joyeux et casanier, le Maloya transporte, à l’inverse du séga, ses complaintes ternaires dans les lieux institutionnels, les festivals et marchés de la world music autant que sur les ondes de Radio France. Ce qui est étrange, puisque le Maloya et ses enfants métis restent les grands timides des radios de l’île. Selon une étude du Pôle Régional des Musiques Actuelles (PRMA) à Saint-Paul, menée en 2013, toutes radios commerciales et de service public réunionnaises confondues, le genre ne représentait que 4% des titres de musiques locales diffusés, 8% sur les radios associatives.
Toujours selon une autre étude du PRMA, au premier semestre 2013, les productions musicales locales représentent une large part des émissions de concerts et de live en plateau sur les trois chaînes maîtresses de la télé péi (Réunion 1ère, Antenne Réunion et Télé Kréol), dans une logique de médiatisation des artistes du cru. Lesdites émissions — radio crochet incluse — ne représentaient que 4% du temps de diffusion total pour les deux premières chaînes, contre 65% pour Télé Kréol[2].
Concernant les émissions non dédiées à la musique, à l’exception d’Antenne Réunion qui régurgite à la pelle les émissions à succès de TF1 et M6 dans les cerveaux disponibles des téléspectateurs, Réunion 1ère et Télé Kréol emploient une niche de musiciens réunionnais pour instaurer une prétendue esthétique locale dans des émissions faites sur place. Ne nous leurrons pas, le maloya y est généralement boudé, le séga étant plus adapté à la légèreté des contenus visant à promouvoir le cliché de « La Réunion Île intense ».
Des souffles chauds vers l’extérieur
Le PRMA n’est pas juste qu’un diagnosticien de l’état de santé des danses et des musiques de l’île, puisqu’il a largement contribué à exporter le maloya. Avec le soutien de la Région Réunion et du Ministère de la Culture qui officie à travers la Direction des Affaires Culturelles Océan Indien (DAC OI), cette association loi 1901 a généré des formations, disposé de bourses pour rémunérer correctement les spectacles vivants (le programme « Tournée Générale ») et aussi d’un Fond Régional d’Aide à la Mobilité (FRAM), permettant de franchir l’obstacle maritime vers la France continentale.
Avant l’inscription de La Réunion au Patrimoine Mondial de l’UNESCO en 2010, celle du maloya au Patrimoine Culturel Immatériel de l’Humanité en 2008 témoignait déjà de la volonté de faire résonner pikèrs, roulèrs et kayambs — le triptyque percussif incontournable du genre — jusqu’à l’autre bout de la planète. En 2014, 74853€ ont permis de subventionner 7 projets de maloya, soit 35,5% de leur budget total. En comparaison, le séga n’a obtenu que 5000€ (2,2% du budget total) à partager entre deux projets.
À partir de 2010, sûrement impressionnée — avec 20 ans de retard — par les retombées médiatiques de l’exportation du maloya à l’étranger, la Région Réunion se décide à marcher dans les pas des défricheurs tels que Philippe Conrath (manager de Danyèl Waro, Zanmari Baré, Ann O’Aro), en considérant que la musique servira désormais d’outil de promotion du territoire. C’est dans cette optique qu’est créé, en 2011, le marché des musiques de l’océan Indien (IOMMA), qui établit chaque année un jury — généralement composé d’acteurs culturels extérieurs à La Réunion — décidant de 25 artistes à présenter sur les scènes de l’île, avec une promesse de tournée à l’étranger à la clé. La structure ne s’étant dotée que cette année d’une chargée d’administration, les premiers bilans de cette expérience sont attendus pour fin 2017. Mais on constate déjà, en ce qui concerne les musiques locales, une prédominance du maloya, par rapport à tous les autres genres, dont le séga.
À n’en point douter, c’est parce que le maloya porte son lot de spécificités (rythmiques, instruments, thématiques) qu’il s’exporte mieux que tous les autres genres musicaux. Sur la scène internationale, le séga, ainsi que tous les autres genres péi (reggae, rock ou encore soul) sont épinglés d’avance par un sentencieux : « Désolé ! On en a déjà chez nous ! » Seule exception dans les programmations des festivals, l’electro parvient dans une moindre mesure à étendre ses sommités — Labelle, Loya —grâce à l’intégration des sonorités locales dans leurs boucles.
Cela dit, le maloya d’aujourd’hui diffère de celui d’hier. Celui qu’on nomme « traditionnel » n’a déjà plus rien à voir avec le chant rituel rapporté des bitasyons[3]. Le genre s’électrise en hybridations soumises aux influences du monde actuel. Depuis l’Antiquité, les philosophes frottent leurs neurones contre la coque du bateau de Thésée, un navire dont chaque planche est changée, jusqu’à ce qu’il ne reste plus aucune pièce d’origine, en arrivant au port. Le maloya se transformera-t-il jusqu’à perdre le sens de ce qui le définit, pour autant ? Ses producteurs n’y croient pas du tout. Il coule dans les veines de ce genre musical l’essence d’une source tellurique marquée par la souffrance, en lien avec les ancêtres. D’aucuns pensent que le maloya continuera à s’étendre tant qu’il sera porté par des artistes qui l’accoucheront dans la douleur.
[1] La seconde mamelle de la musique réunionnaise.
[2] Télé Kréol, média de référence dans la diffusion des musiques réunionnaises.
[3] Habitations d’esclaves.
Cet article a été écrit dans le cadre d’un réseau de journalistes culturels de la région indianocéane, fondé à Tana en juin 2017, suite à un atelier sur les médias et la critique, organisé par l’OIF et animé par une équipe d’Africultures. Antoine d’Audigier-Empereur, membre de ce réseau, est journaliste free-lance à la Réunion.