Les mots ne sont jamais anodins ; les intentions de ceux qui les créent et les font vivre n’ont rien d’innocent. Le lien entre signifiant et signifié répond le plus souvent à un objectif, qui peut tour à tour trahir une intention positive, neutre ou péjorative, laquelle reflète les préoccupations d’une société à un instant donné ou s’inscrit dans la durée. Rien ne l’illustre mieux que le très intéressant « dictionnaire inattendu » de Frank H. Laurent, Femmes, que de mots pour vous dire… (Bartillat, 385 pages, 21 €).
Dans ce livre, l’auteur s’est fixé un objectif ambitieux : dresser un inventaire « sans la prétention d’être exhaustif, mais avec la certitude d’être complet » des mots qui, dans notre langue, désignent les femmes. Le pari est réussi ; pas moins de trois cent entrées nous sont proposés, avec pour seule limite « l’argot, lexique trop délibérément outré ou outrageux et représentant un espace socio-culturel limité ». Le constat qu’établit Frank H. Laurent semble plutôt affligeant : « plus des deux tiers [des termes relevés] sont péjoratifs ».
Un examen de ceux-ci met en lumière quelques éléments tout à fait significatifs ; d’une part, deux périodes historiques se distinguent par une assez grande créativité : le Moyen-Age et le XIXe siècle. Est-ce un hasard ? Certes, l’époque médiévale vit naître l’amour courtois, mais elle fut aussi le creuset d’une délirante haine de la femme développée par le Christianisme qui la concevait surtout tentatrice, démoniaque ou lubrique. Quant au XIXe siècle puritain et bourgeois, on lui doit le clivage entre la « divine » et l’« impure » – en d’autres termes la femme « honnête », vierge ou mère de famille, et la prostituée, mot générique qui pouvait englober pratiquement toutes les autres catégories de femmes (domestiques, modèles, ouvrières, courtisanes…) dont il était recommandé de se méfier. Cette différenciation marqua durablement la vie sociale et les arts de ce temps. C’est pourquoi on ne s’étonnera pas d’en déceler des traces dans le langage.
Le lecteur sera par ailleurs frappé par la richesse des mots relevant du bestiaire ; qu’ils véhiculent une image faussement laudative (biche, cygne, gazelle, colombe…) ou franchement péjorative (bécasse, dinde, harpie, morue, truie…), la notion d’animalité reste sous-jacente.
Au chapitre des visions les plus positives de la femme, on trouve certes les fées, les divas, les égéries ou les anges. Ceux-ci peineront toutefois à contenir le flot des bougresses, des cochonnes, des dragons, des greluches, des momies, des pétasses et autres radasses. Or, Frank H. Laurent le souligne avec pertinence, « ce sont bien des mots d’hommes ! » Les nombreuses citations dont il émaille son dictionnaire le confirment sans ambigüité. Parmi les auteurs, on croise nombre d’écrivains du XIXe siècle appartenant au courant naturaliste plutôt misogyne (les frères Goncourt, Emile Zola, Flaubert), mais aussi La Fontaine, Rabelais, Molière, Alfred Jarry, Victor Hugo, Aragon…
Chaque entrée fait l’objet d’une explication étymologique complétée d’éléments contextuels riches d’enseignements, érudits et non dénués d’humour. Après avoir lu ce dictionnaire, personne ne confondra plus la mouquère (d’origine arabe) et la mousmée (d’origine japonaise). Au fil des pages, le lecteur découvrira en outre une foule de termes tombés en désuétude, qui n’en restent pas moins fort savoureux.
Bien sûr, on s’interrogera sur l’absence du thon ou du pachyderme alors que la baleine et l’hippopotame figurent en bonne place, on pourra aussi regretter la « cocodette » chère à Ernest Feydeau et se demander pourquoi, aux côtés de l’aguicheuse, de la coureuse et de la frôleuse, la dragueuse fait défaut. Peut-être cette dernière souffre-t-elle de la confusion assez fréquente entretenue avec ce navire d’entretien portuaire que l’on appelle « drague » – le très sérieux journal économique belge L’Echo (qui, par chance, depuis deux ans, ne s’appelait plus L’Echo de la Bourse !) ne titrait-il pas, le 25 novembre 1992, « La plus grande dragueuse-suceuse du monde mouille à Zeebrugge », perle qui demeure célèbre dans les cercles maritimes.
Mais qu’importe. Il y a fort à parier qu’un tel ouvrage connaîtra d’autres éditions, que l’auteur pourra augmenter. S’il s’étonne, avec raison, que le XXe siècle ait été « si pauvre en inventions verbales » (peut-être faudrait-il chercher du côté d’Audiard ou de Frédéric Dard), s’ouvre à lui toute la francophonie, et notamment l’Afrique, à la fécondité lexicale de laquelle il rend un hommage justifié, avec sa « belle gazeuse », sa « blessée de guerre », son « deuxième bureau », etc. Suggérons-lui les « go » (copines) et les « disquettes » ivoiriennes (adolescentes émancipées fréquentant les discothèques), déclinées, en fonction de l’âge, en vingtquette et trentequette… La langue évolue et l’Eternel féminin ne connaît pas de limites.