"Ici et ailleurs" est un recueil de nouvelles. Pour les lecteurs fidèles de Marche romane, voici le début de la première de ces nouvelles.
LA LETTRE
Il n’y avait pas dix minutes que monsieur Habary était dans son jardin quand on sonna à la porte. Il déposa à terre les grands ciseaux avec lesquels il s’apprêtait à tailler la haie et se dirigea vers la maison. C’était le facteur, qui tenait à la main une lettre postée de Paris. Elle attendrait !
— Un petit verre ?
Comme chaque fois, la conversation s’engagea aussitôt. Depuis qu’il était à la retraite, monsieur Habary ne voyait plus grand monde et la venue du facteur était toujours la bienvenue, d’autant plus que celui-ci passait rarement. En effet, à part quelques factures, il n’y avait plus beaucoup de courrier pour le 14 de l’allée des moineaux. Quand on est veuf depuis vingt ans et que votre fille préfère le téléphone, qui pourrait bien vous écrire ? Autrefois, quand il habitait Paris, il rencontrait de nombreuses personnes, surtout issues des cercles scientifiques. C’était l’époque où il s’était fait remarquer par la publication de quelques articles dans le domaine de la botanique et il avait aussi collaboré, comme bénévole, à quelques projets menés par le F.N.R.S. Bref, il connaissait des gens et il n’était pas rare, au sortir d’une conférence, de le voir revenir à la maison à dix heures du soir, accompagné de quelques amis. Sa femme aimait ces réunions improvisées et elle se mêlait souvent à la conversation. Parfois, leur petite fille se réveillait et elle descendait en pyjama pour voir qui étaient tous ces messieurs qui parlaient si fort.
C’était une époque merveilleuse, mais elle avait été trop courte. En effet, sa femme était morte subitement, comme cela, sans crier gare, d’un cancer qui l’avait mangée tout en dedans en quelques mois. Quelle étrange chose que la vie ! Il était resté seul pour élever la petite, alors, pour lui consacrer le plus de temps possible, progressivement, il avait abandonné toutes ses réunions, tous ses colloques, et il n’avait plus rien publié. Mais il ne le regrettait pas, car Fabienne était une enfant merveilleuse. En grandissant, elle s’était mise à ressembler à sa mère, avec sa queue de cheval, son large sourire et ses grands yeux au regard brillant et malicieux. Monsieur Habary en avait presque oublié qu’il vieillissait, tant il lui semblait revivre les premières années de son mariage. Ils ne se quittaient pas. Le samedi, ils traînaient ensemble dans les magasins, ou bien ils allaient au cinéma. Le dimanche, ils partaient pour la Normandie et ils marchaient des heures le long des rivages de sable fin, au pied des grandes falaises de calcaire blanc. Pendant les grandes vacances, ils louaient une petite maison en Provence, dans les contreforts du Lubéron. Ils avaient passé là des moments merveilleux, dans une nature sauvage, écrasée de soleil et remplie du chant lancinant des cigales. C’était à un point tel que ce matin encore, quand il avait entendu dans son jardin de Seine et Marne un timide grillon émettre un petit cricri, sa mémoire s’était immédiatement envolée vers ces moments enchantés passés ensemble autrefois.
Puis Fabienne avait grandi. Elle avait réussi son baccalauréat, était entrée à la faculté et en était ressortie avec un diplôme de spécialiste en médecine tropicale. Alors, elle était partie, partie pour ces pays lointains aux noms étranges : N’Djaména, Khartoum, Bangui, Yaoundé.