Au mois d'août 1910, débute au Havre une grève dont les répercussions vont mener à l'une des plus grandes erreurs judiciaires du XXe siècle. Le tout jeune syndicat des ouvriers charbonniers, créé un mois auparavant et dirigé par Jules Durand, prend la tête du mouvement. Les conditions de travail et de rémunération sont au cœur de la contestation. Rapidement, la Compagnie générale transatlantique, qui emploie des milliers de travailleurs dans le port, recrute des briseurs de grève, qu'elle rémunère grassement.
Le 9 septembre, une rixe éclate entre plusieurs ouvriers éméchés. L'un d'eux, le non-gréviste Louis Dongé, y trouve la mort. La compagnie voit alors dans ce drame le moyen de mettre fin au conflit. Une effroyable machination se met en branle. De faux témoins sont payés pour accuser Durand d'avoir commandité le meurtre de l'ouvrier. Deux jours plus tard, le 11 septembre, le syndicaliste est fait arrêter. Sur les docks, c'est l'incompréhension. Comment ce militant de la Ligue des droits de l'homme, que l'on surnomme le " buveur d'eau " en raison dans son engagement contre l'alcoolisme, peut-il se retrouver au centre de cette affaire ? Pour la presse conservatrice, la culpabilité du syndicaliste révolutionnaire ne fait aucun doute.
Le 25 novembre, les 12 jurés de la cours d'assise de Rouen, dont un seul est issu du monde ouvrier, le condamnent à mort. Face à cette justice de classe, une importante campagne de protestation se met en branle. Indignés, la SFIO, les syndicats ouvriers ou encore l'Humanité et son fondateur Jean Jaurès, se mobilisent. Armand Fallières, président abolitionniste, fait finalement annuler la condamnation. Sous pression, les témoins à charge passent aux aveux. La culpabilité de l'accusé est plus que jamais remise en doute. Le 15 février 1911, cinq mois après son arrestation, il est finalement libéré.
Cette effroyable affaire ne prend pas fin pour autant. Irrémédiablement marqué par l'injustice et les traitements dont il a été victime, Durand ne parvient pas à reprendre une vie normale. Pris de crises d'angoisses et de violences, se sentant persécuté, il est fait interner quelques mois plus tard. Si son innocence est finalement prononcée en 1918, il passera le restant de sa vie à l'asile des Quatre-Mares à Rouen. Interné pendant quinze ans, il meurt en février 1926. Une fin tragique pour cette affaire Dreyfus du monde ouvrier.