Le Tour de Rien : la selle

Publié le 10 septembre 2017 par Nicolas Esse @nicolasesse

L’élu de votre coeur est arrivé chez vous.
L’élu est beau. Il est élancé. Son cadre profilé et sa couleur vous charment. Il sent bon le caoutchouc neuf et l’odeur de garage en été.
Voici enfin venu le temps de pédaler.

Never as good as the first time, vous fredonnez cette chanson de Sade, alors que votre compagnon à deux roues glisse sans bruit sur le ruban lisse et tiède du premier kilomètre.
Pour cette inauguration, vous avez choisi un parcours plat et si possible dépourvu de voitures. Il fait beau mais sans excès et l’unique fonction des rares nuages qui vous accompagnent est de vous garder au frais. Devant vous, juste la trace d’un sillon rectiligne qui coupe en deux les prés. Au fond une colline. Des vaches tachetées. Une ferme. La vie enfin, le monde à hauteur d’homme et à la vitesse de la brise en été.
Un presque petit bout de bonheur.
Presque.
Ne serait-ce cette gène légère. Ce fourmillement imperceptible qui nait là, entre les cuisses, un peu en avant et un peu en arrière, on ne saurait dire précisément; quelque part entre cette zone sensible qu’on appelle le derrière, et le devant qu’on appelle pas mais qui revient en courant. On se dit c’est rien, ça va passer, c’était juste pour rigoler.

Deux kilomètres plus loin, on ne sent plus son arrière-train.
Alors, on s’arrête, on s’ébroue. On attend, jambes écartées, que dans notre soubassement, le sang veuille bien se remette à circuler. Ensuite, on se remet en selle, mais pas pour longtemps. En plus du fourmillement, la tête d’un os qu’on ne connaissait pas émerge peu à peu de la petite poche rembourrée où elle était enfouie depuis la nuit des temps. On dirait deux petites bosses qui se forment à l’intérieur des fesses, à cet endroit tendre et délicat ou votre postérieur appuie maintenant de tout son poids.
Le vélo de route est un pourtant un sport assis.
En danseuse et offert tout entier à la prise du vent aigre qui vient de tourner, on se dit qu’il sera long, le chemin du retour : tous ces kilomètres à piocher debout alors qu’on pourrait simplement descendre et marcher à côté du vélo. Mais non. On a sa fierté. Donc, on continue, les jambes roides et une crampe naissante à l’orée des poignets. Les mollets sifflent et on continue. Les genoux couinent et on continue. Les cuisses se mettent à trembler, c’est le syndrome du flageolet.

Finalement, on se rassied.
On se rassied et ça fait mal. On avance un peu sur la selle, ça fait mal aussi. Plus en arrière ? Pareil ! Alors, de guerre lasse, on finit par reposer son séant au beau milieu de l’assise, on serre les dents et on pédale. Le soir on reste allongé sur le ventre. Le lendemain, considérant avec effroi le profil sévère de la chaise de bureau, on décide pour la beauté de nos jambes qu’il sera bien plus efficace de travailler debout.

Oubliez tout ce qui précède si votre Tour de Rien fait juste une fois le tour du pâté de maisons.
Mais si vous avez prévu de passer une heure ou deux assis à l’aplomb de votre pédalier, prenez un peu de temps pour bien choisir votre siège. Et si votre temps de pédalage devait dépasser le seuil de la demi-journée, considérez l’acquisition d’un cuissard rembourré aux zones sensibles. Certes, le fil de votre silhouette élancée sera quelque peu brisé par cette large galette aux bords rebondis. Mais dès qu’il sera en selle, ainsi protégé, votre postérieur ébloui perdra le vilain nom de derrière pour devenir le siège sacré de vos plus belles échappées.