Il faut ruiner un palais pour en faire un objet d'intérêt
Diderot, "La poétique des ruines"
Nous sommes peut-être loin des colonnades antiques de la Ville Eternelle ou d'un tableau d'Hubert Robert, le plus célèbre "ruiniste". Toutefois, il faut admettre que les murs délabrés et autres bâtiments dévastés mais poignants sont dans l'air du temps. Ils ouvrent de nouvelles perspectives esthétiques, tant en matière d'art et de scénographie qu'en valorisation patrimoniale.
La ruine contemporaine est aujourd'hui célébrée comme figure lyrique du chaos et devient mise en scène. Des fabricants de papiers peints éditent des trompe-l'œil de murs délabrés et des patines prêtes à vieillir prématurément les mobiliers, les tissus... Des hôtels de luxe (Rough Luxe Hotel à Londres, G-Rough à Rome) et des restaurants ou bars (les ruin pubs de Budapest) s'offrent une déco brute de décoffrage, où les peintures grattées et les plafonds noircis donnent une ambiance "destroy-vintage". Résonnent aussi les paroles d'Olivier Darmon, dans son récent ouvrage Habiter les ruines (Ed. Alternatives), qui valorisent des ruines devenues design : "la réhabilitation consiste à ne rien restaurer, mais à contrôler la décrépitude, à préserver les blessures du temps, à créer des configurations hors normes et inventer de nouvelles manières d'habiter".
Enfin, sur les réseaux sociaux et notamment Instagram, de nouveaux explorateurs urbains, alias les "urbex", font le buzz avec leurs photographies interdites de lieux dévastés, immortalisés après quelques franchissements de clôture. Cette tendance nommée "ruin porn" est même devenue un vrai business pour les éditeurs. Alors que les images de Détroit désert ont fait le tour du monde, les éditions Jonglez surfent sur la vague avec plusieurs ouvrages photographiques sur le sujet : Asiles abandonnés, Lieux interdits...
Et si la ruine était aussi une nouvelle manière de valoriser un bâtiment patrimonial plutôt que d'opter pour une rénovation lisse et sans âme ?
Cet été, j'ai visité un lieu patrimonial au parti pris inédit, l'ancien pénitencier de Philadelphie, haut lieu carcéral qui a d'ailleurs servi de décor pour L'Armée des 12 singes ou l'album de Sting All this time.
Les responsables du lieu patrimonial ont choisi de ne pas rénover les lieux mais plutôt de contrôler son délabrement, afin de garantir a minima la sécurité des visiteurs. On déambule alors dans les galeries aux peintures décrépies, longeant les cellules au mobilier rouillé, détruit et en décomposition outre celle d'Al Capone que vous reconnaîtrez ci-dessous...
Car il faut bien l'avouer, il s'agit bien d'une scénographie du délabrement. Certes, la destruction des lieux par le temps est réelle mais elle est orchestrée. Chaque cellule est désormais agencée différemment. Certaines accumulent des amoncellements de mobiliers pour mieux maximiser le décorum. Des installations artistiques prennent place dans certaines : un sarcophage ici, une projection murale là, des immersions sonores... Tout est fait pour que le lieu demeure vivant et que les murs parlent au visiteur, qui jongle entre frissons, mélancolie et surprises.
Sans ce choix patrimonial, la visite des lieux serait bien différente. Une rénovation lisse et classique aurait sans doute fait disparaître une partie de l'histoire à raconter, des émotions à vivre dans ces lieux, le sentiment de visiter exceptionnellement un lieu confidentiel.
Alors, avant de rénover un lieu patrimonial, qui'il s'agisse d'un château, d'une chapelle, d'un ancien bâtiment industriel, il faudrait peut-être envisager cette piste, cette scénographie du délabrement ?